Chroniques
de la vie qui passe
Comment font-ils?
« Mais comment font les couples qui durent! » Cet
été, ce titre d'un magazine établissait un
constat: les amours provisoires sont devenues la règle, celles
qualifiées d'éternelles étant de plus en plus
réservées aux romans roses et aux contes de fées.
Ces gens qui persistent à demeurer fidèles l'un à
l'autre, toute une vie, deviennent ainsi une énigme. Comment
font-ils? Quelle névrose les habite, quelle fixation maladive
les lie? On n'ose pas encore le dire, mais à l'évidence
ce sont eux les anormaux! Les statistiques le prouvent d'ailleurs: les
couples stables sont largement minoritaires à notre
époque. Deux ou trois ruptures marquantes jalonnent
habituellement une vie.
Après ces remarques à lire entre les lignes, le magazine
cité plus haut n'apportait que des réponses banales.
Un couple dure parce que ... Fidélité ...
Intérêts communs ... Milieux semblables ... Education et
culture proches ... Bla-bla-bla.
Et si la vérité était ailleurs?
Je crois aussi qu'un individu ne peut aimer la même personne
toute une vie. Ex-ac-te-ment la même personne. Heureusement que
cela est impossible! Car un être humain se modifie chaque jour.
Demain il sera différent d'aujourd'hui, et déjà il
n'est plus comme hier.
Le secret des couples qui durent? Chaque matin ils se
redécouvrent. Ou chaque mois. Ou tous les dix ans... Et à
chaque fois ils retombent amoureux, avec le même
émerveillement, la même fabuleuse surprise. La femme
qu'ils ont rencontrée à vingt ans, l'homme qu'elles ont
connu jeune fille, ont beaucoup changé depuis! Physique,
caractère ne sont plus pareils. Tant mieux!
Ce sont ces transformations qui ont permis à leur amour de se
rallumer périodiquement, à leur insu. Une femme, un homme
connaissent ainsi autant de partenaires qu'il y a de jours dans une vie.
Un bonheur unique n'est fait que d'infidélités
successives à l'image précédente et de
redécouvertes quotidennes.
Troubles vagotoniques
Qu'est-ce que l'amour? Selon les médecins, une sorte de
fièvre pernicieuse, naguère extrêmement
répandue, aujourd'hui en voie de disparition, qui pousse l'homme
à rechercher la possession exclusive d'une femme, ou
inversement, provoquant une rupture d'équilibre dans leur
métabolisme basal.
Georges-Armand Masson, dans ses « Considérations sur la
maladie d'amour», précise: « L'amour se manifeste
par des symptômes et des syndromes très divers selon les
climats, mais qui peuvent dans l'ensemble, se ranger sous la rubrique
des troubles à prédominance vagotonique. En premier lieu,
troubles cardio-circulatoires, extrasystoles, accompagnées
d'impressions de malaise, souvent as sez mal définies,
cordiales, précordiales ou épigastriques, avec
épisodes de tachycardie paroxystique, précipitation ou au
contraire suppression momentanée du pouls, algies pouvant aller
jusqu'au pseudo-angor ou à la fausse constipation.
« À ces dérèglements s'associent presque
toujours des troubles cutanés, parmi lesquels toute la gamme des
érythèmes, rougeurs subites, démangeaison
d'écrire ou de téléphoner, prurits
localisés, pâleurs, chaleurs, sudations
instantanées, ainsi que des troubles vasomoteurs ou motovaseux
des extrémités, tels que pieds froids, crampes,
légère trémulation des mains, sensation de doigt
mort, frisant dans certains cas le redoutable syndrome de Machinski.
« Les accès de délire ne sont pas exclus, non plus
que l'insomnie, la torpeur et l'anorexie. On observe enfin chez les
femmes des syndromes ovariens, hyper ou hypofolliculie, ou encore des
troubles complexes, soit hypophiso-ovariens, soit même
thyrohypophysoov anens.
« Selon certains praticiens, l'amour résulterait d'un choc
ou d'une émotion vive, et s'apparenterait ainsi à la
jaunisse ou à l'aliénation mentale, avec lesquelles, nous
devons en convenir, il offre plus d'un trait commun. »
J'arrête: tant de romantisme me tue!
Vivons cachés
Quant on est heureux, la moindre des choses est de ne point s'en
vanter. Les raisons abondent pour justifier cette discrétion.
Premièrement, le bonheur est suspect: on imagine toujours le ver
dans le fruit. Pourquoi lui, pourquoi elle, et pas moi? On cherche la
faille, la fêlure. Dans le meilleur des cas, on conclut avoir
affaire à un naïf, voire à un illuminé. Une
sorte de cocu de la réalité.
Les superstitieux n'osent reconnaître leur bonheur, même
passager: ils tremblent constamment qu'un grand méchant dieu ne
les repère et les remette dans le dur chemin. Vivons
cachés en touchant du bois, soupirent-ils ... Redoutant sans
cesse les lendemains qui déchantent, ils ne peuvent jamais
être pleinement heureux.
La race ordinaire des gens heureux: ils avouent l'avoir
été à un moment quelconque de leur vie. Bien
entendu, ils ne s'en sont pas rendu compte sur le coup. Pour eux, le
bonheur ne se conjugue qu'au passé. C'est un bien acquis, il y a
longtemps, quand on avait les moyens. Enjolivé par la
mémoire, tricheuse à gages.
Il y a aussi l'espèce des «innocents». En Provence
on les appelle les «ravis». Ils s'extasient du matin au
soir, persuadés que tout ce qui leur arrive est un don du cie!
Quand on a le cerveau dérangé, ou que la foi qui
soulève les montagnes de doutes s'en mêle, le
séjour sur terre est reçu parfois comme un cadeau
inexplicable. Chaque jour qui se lève comble les
«ravis» d'une allégresse renouvelée:
miraculeuses oeillères.
A l'opposé, Cioran, cet admirable pessimiste professionnel,
écrit: « Le bonheur et le malheur me rendent
également malheureux. Pourquoi alors m'arrive-t-il quelquefois
de préférer le premier? »
Ma réponse: il ne doit connaître le bonheur que par ouï-dire ...
Provisions de bonheur
Est-il possible de faire des provisions de bonheur? On aimerait
parfois, quand on traverse des moments particulièrement heureux,
garder une part de cette ivresse de vivre pour les mauvais jours.
Hélas! Le bonheur est chose fugitive: le plus souvent, on ne
s'aperçoit qu'il est passé que lorsqu'il a
déjà disparu ... Allez donc le mettre en bouteille!
Il serait bien pratique pourtant, d'emmagasiner le trop-plein des
années d'abondance pour y puiser quand les orages s'amoncellent.
Certains y parviennent par le biais des souvenirs. La plupart des
conversations heureuses ne portent-elles pas sur l'évocation de
moments de bonheur enfuis? De mon temps ... Tu te rappelles?
C'était en ... On s'était bien amusé!
D'autres essaient de photographier mentalement un instant
privilégié, pour se le «ressortir» en cas de
besoin: une sensation de plénitude éprouvée devant
un paysage, par exemple, peut ainsi dépanner. A condition de
bien retrouver la couleur du ciel, le murmure d'une mer, l'odeur des
arbres, le chant d'un oiseau ... Pas facile!
Consolons-nous: s'il est malaisé de mettre du bonheur en
conserve, le malheur est aussi denrée périssable. Le
temps passe et repasse sa gomme, atténue, efface. Ce qui
paraissait insupportable sur le coup, s'engourdit peu à peu.
Rien ne s'oublie, mais tout s'estompe.
Cessons donc de rêver à vouloir corriger l'incroyable machine.
L'avantage que l'on aimerait obtenir d'un côté,
entraînerait inévitablement un inconvénient en
contrepartie. Il est quand même diablement fort, le Dieu qui a
construit notre mécano!
Séduire: quel boulot!
Hier, dans la majorité des cas, la sexualité était
étroitement associée à l'amour. Aujourd'hui,
très souvent, elle est devenue un travail. J'exagère?
Il n'y a pourtant qu'à observer le comportement de beaucoup de
nos contemporains. Certains se méfient de l'amour comme de la
peste: ils ont peur d'une passion qui les
«aliénerait», les rendrait «esclaves»,
les «enchaînerait» et leur procurerait un
«stress» insoutenable. Au cours d'une relation sexuelle,
ils se protègent désormais contre trois catastrophes: une
grossesse, le SIDA et le mal
d'amour.
La sexualité rabaissée à la seule exigence
physique, comme le boire ou le manger, nécessite donc des
efforts constants pour «ravitailler» le corps. Tout
d'abord, il faut soigner l'apparence, la séduction, le
«look». Etant donné qu'il faut attirer un plus grand
nombre de partenaires (le changement étant le meilleur
remède contre l'attachement), la
«présentation» doit être sans cesse impeccable.
Quel boulot!
La drague demande tant de vigilance que c'est quasiment un emploi
à plein temps. Bien sûr, il faut parallèlement
entretenir et renouveler ses fantasmes: revues, livres, cinéma,
spectacles ... Une dose d'érotisme quotidien est obligatoire.
Un érotisme que personne ne relie plus au sens du sacré,
à la transgression, à la mort. Qui pense à
ça à présent? Ceux qui veulent franchir les
bornes, se jeter dans le vide d'ivresses inconnues et délacer
à fond leurs baskets, ne s'adressent plus à l'amour, mais
à la drogue.
Vous trouvez toujours que j'exagère? Mais ce sont les
enquêtes de masse et les statistiques qui aboutissent à
ces constats, ce sont les sociologues, les sexologues, les futurologues
...
Je ne fais que traduire, et résumer en quelques soupirs, leurs froides
montagnes de mots.
Tenue de chasse
Naguère, au premier coup d'oeil, l'homme averti pouvait
devi ner qu'une femme était en quête d'un
mâle, inconsciemment ou non. Et cela grâce à sa
seule façon de s'habiller. Disons-le crûment, en
état de manque elle se nippait sexy. Si elle était
pourvue, sa te nue était sage.
Quand l'homme sursautait en apercevant une créature aux
pan talons un soupçon trop collants, au
décolleté un soupçon trop pro vocant, et au
maquillage un soupçon trop voyant (le
«soupçon» marquant la frontière entre les
femmes dites «honnêtes» et les au tres), il
pouvait en déduire à coup sûr qu'elle était
sur le sentier de la guerre amoureuse. Clignotants allumés!
La femme comblée, elle, le faisait savoir en évitant
toute invite de ce genre. Pas de signaux de séduction à
émettre, pas d'appels code-phares dans les mirettes des
messieurs. La place était prise: c'était marqué
sur sa robe classique et son corsage boutonné.
Il est vrai que le mari ou l'amant veillaient: «Tu ne vas quand
même pas sortir avec cette jupe-confetti! s'indignaient-ils. Ou
avec ce chemisier transparent!» La dame soupirait, mais
s'inclinait.
Aujourd'hui, on le sait, elle n'en fait plus qu'à sa jolie
tête. Elle ose s'habiller selon son humeur et il est devenu
infiniment plus dif ficile de savoir si elle a revêtu sa
tenue de chasse, ou si elle a sim plement envie de se faire
désirer un peu parce que cela est bon pour le moral.
Qu'elle dévoile un bout de cuisse ou de sein ne signifie donc
plus automatiquement que la voie est libre. Mais proclame à coup
sûr que c'est maintenant au tour des hommes de soupirer et de
s'in cliner ...
Ce coquin de La Fontaine
Clymène est assoupie, nue sur sa couche, et Acante
hésite: doit il, pour surprendre la belle, embrasser la bouche,
le sein, ou un autre «endroit charmant»?
Dans ses Contes fripons, La Fontaine nous laisse fantasmer quelques
vers, avant de nommer cet endroit, qui n'est pas le bras comme vous le
pensiez peut-être ... C'est le pied.
Puis il a besoin de cent autres vers pour glorifier ce mignon peton de
Clymène, sur lequel se hasarde le baiser voleur d'Acante,
vigoureusement poussé dans le dos par le dieu Amour. Quel
lyrisme ! « Le pied, par sa beauté qui m'était
inconnue, m'a fait aller à lui », avoue le
séducteur.
Peut-on rêver de la sorte aujourd'hui? J'en doute! Seuls quelques
fétichistes comprendront encore ce trouble, alors que jadis, et
même naguère, la majorité des hommes étaient
émus à la vue d'une cheville féminine.
C'était l'époque où l'imagination était la
voluptueuse servante du désir, où les femmes savaient
cacher ce qui gagnait à être suggéré,
où la vision furtive d'un genou suffisait à faire grimper
aux arbres le mâle le plus mou ...
A présent, tout est trop vite découvert, exposé,
exhibé. Si ce coquin de La Fontaine revenait parmi nous, il en
étonnerait plus d'un en affirmant que notre temps n'a rien
compris à l'érotisme.
Les enfants du rêve
Eux-mêmes peu gâtés par la nature, ces parents ont
un fils, une fille particulièrement beaux. Cela intrigue.
L'aubépine ne donne pas de roses, des oies ne naissent pas les
cygnes. Quel est ce mystère?
Quand on a écarté l'hypothèse d'une
défaillance de la dame et placé sa vertu au-dessus de
tout soupçon, on conclut qu'au brassage des gènes
l'enfant a gagné le gros lot. Il y a dû quand même
avoir quelque Apollon dans la famille, quelque Vénus
oubliée ...
Pourtant, si après avoir fouillé des tas de photos
jaunies et dévisagé plusieurs générations
disparues on est obstinément confronté à des
figures ingrates et des physiques disgracieux, il faut bien en
déduire qu'un miracle s'est produit, qu'une mutation soudaine
est intervenue.
Le délicieux Paul Arène, pour expliquer la fine
beauté d'une de ses héroïnes issue de parents
carrément laids, avait imaginé une solution fort peu
biologique, mais très poétique. Les époux en
question avaient été considérablement
impressionnés et charmés par les acteurs d'une
pièce de théâtre. Ce soir-là, madame avait
été subjuguée par la prestance du héros,
monsieur avait dévoré des yeux le premier rôle
féminin. En rentrant, encore transportés par leurs
émotions et émois, ils avaient conçu dans
l'exaltation cette fille devenue si belle, fruit d'un adultère
réciproque et purement spirituel.
Se non è vero, è ben trovato. Mais je suis sûr
qu'il y a du vrai dans cette théorie. L'intuition des
poètes précède souvent la science des savants. Et
il me plaît de croire qu'une goutte de poésie,
tombée dans des coeurs ordinaires, puisse ainsi conduire aux
plus merveilleuses transmutations.
Grande décision
C'est un couple moderne. Qui commence à s'émerveiller de
sa durée: déjà six ans qu'ils sont ensemble! Peu
à peu, ces partenaires lucides se laissent gagner par un
sentiment inconnu: la tendresse.
Bien sûr, ils sentent qu'ils n'ont pas encore lâché
cet état tout à fait normal que leurs parents appellent
« provisoire » et qu'eux nomment liberté
individuelle préservé» ou «
non-aliénation ». Des mots de défense et de
garantie auxquels ils tiennent plus que tout.
Pourtant, ils doivent se rendre à l'évidence. Leur
entente perdure, le lien qui les assemble se fortifie, la lassitude
prévue n'arrive pas. Ils tombent des nues! Leurs théories
sur la briéveté inévitable du couple ne se
vérifient pas.
Persuadés que la vie amoureuse authentique ne peut être
qu'une succession de passions, et non une impossible fixation sur le
même être durant plusieurs décennies (vaine utopie
se gaussent ils!), ils sont désorientés. Seraient-ils des
phénomènes?
Ils se surprennent néanmoins à parler d'avenir. A
échafauder des projets à long terme. Depuis quelques
mois, un besoin lancinant les tenaille. Rougissant pour la
première fois de son existence, la jeune femme a
interrogé son compagnon:
- Ne crois-tu pas qu'il nous faudrait un autre nous-mêmes qui nous
rapprocherait encore plus et symboliserait notre union?
- Je n'osais t'en parler, lui répondit-il. J'éprouve, moi
aussi, le désir de retrouver quelqu'un que nous
chéririons tous deux en rentrant le soir à l'appartement.
Qui donnerait un sens à notre vie. Je pense que nous sommes
maintenant assez mûrs pour nous décider. ..
Et main dans la main, ils sont allés acheter un chien.
Chroniques publiées dans
« L’HIPPOPOTAME RÊVAIT DE VIOLETTES »,
livre encore disponible sur plusieurs sites de librairies sur internet.
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