© Photomontage Christian Vellas




L’homme descend de l’ascenseur


D’où vient l'homme? Parfois d'un ascenseur.
 
C'est alors un individu à part, une branche mutante. Car dans un ascenseur l'homme se transforme. Il perd la parole et regarde le bout de ses pieds. S'il est seul avec une personne du sexe opposé, il pense à des choses inavouables. Surtout si elle est jolie et a un parfum enveloppant. Mais il contemple ses souliers en soupirant. Un ascenseur va trop vite. On n'a que le temps de soupirer.

Si l”ascenseur est bondé, l'homme ne sait où mettre ses mains. Comme il ne peut également plus voir ses pieds, il regarde au plafond. Les plafonds des ascenseurs sont lisses. Le regard glisse. Même une mouche n'y tiendrait pas. Heureusement, il n'y a pas de mouches dans les ascenseurs. La surcharge est limitée.

 Plus on est serré dans un ascenseur, et plus on s'isole. Du moins mentalement. On se force à penser à autre chose. Surtout si un gros bonhomme vous coince ou vous souffle dans le cou. On pense alors aux phoques en péril on au massacre des éléphants. L'ascenseur est un endroit idéal pour penser aux éléphants.

Le temps paraît s’allonger dans ces cages qui font la nique aux escaliers. Grimper au septième semble une éternité. Surtout si la machine s'arrête à chaque étage pour relâcher quelque passager. Quand on redescend, on songe à des câbles qui cassent, des cabines qui s'écrasent, et on sifflote d'un air dégagé. Le cerveau est en apesanteur. Il flotte. Jadis, on avait souvent l'esprit d”escalier. On a peu l'esprit d'ascenseur.

 L'homme qui descend du singe est fondamentalement différent de l'homme qui descend de l'ascenseur. Celui-ci se tient plus droit, a les bras collés au corps et, signe remarquable, ne chante jamais.
On n’a d'ailleurs jamais vu une chorale dans un ascenseur.






Vous faites bien le canard siffleur!


Monsieur Petibois imitait à la perfection le cri de certains animaux. Sa grande réussite était le harle huppé lors de la pariade (rokkrokrok, rokkrokrok, en tournant sur place et saluant), et le canard siffleur (hui-hou, hui-hou). Son dromadaire en rut n'était pas mal non plus.

De temps à autre, sur la demande pressante de ses collègues de travail, il consentait à livrer quelques échantillons de son talent. Tout au moins quand le chef de bureau, l'irascible Balotru, méchant comme la gale, était absent.
 
Ce jour-là justement, des bouteilles avaient été ouvertes pour l'anniversaire du long M. Fliquette. Séminariste ayant perdu la foi sur des chemins mal fréquentés, et reconverti dans la comptabilité plus ou moins experte.

Petibois commença à égayer l'assistance par l'imitation du basset de Californie poursuivi par un dogue allemand (Très réussi: glapissements d'effroi se terminant par des craquements d'os). Et continua en rampant sur le parquet pour simuler les ébats amoureux et bruyants de l'éléphant de mer. Ce n'était que hors-d'œuvre.
 
Fliquette fut alors prié de se retirer quelques instants, le temps d'obscurcir la pièce et d'apporter la gâteau piqué de bougies, résultat de la collecte. Petibois avait imaginé présenter à cet instant sa dernière création: le hibou grand duc appelant sa compagne, la grande duchesse, dans la nuit. Avec masque, aux énormes yeux phosphorescents. Inédit et sublime.
 
Quand tout fut prêt, le gâteau, les bougies allumées, et Petibois juché sur la table, aveuglé par son masque de papier, on héla Fliquette: C'est prêt! Tu peux venir!

La porte s'ouvrit et Petibois se lança dans des hullulements caverneux, pouhhouh, pouhhouh, en battant des bras. Saisissant. Il bombait la poitrine, et s'imaginait séduire toutes les darnes hibou des environs. Quelque chose cependant ne jouait pas ... Il hullulait dans un silence de mort. Intrigué, il leva son masque.

Horreur! A la place de Fliquette, il y avait l'affreux Balotru.





L'homme sans mémoire


La fourmi pressée, que j'observe sur sa grouillante autoroute, me le rapelle: ce qui a commerencé à différencier l'homme de la bête, à une croisée de chemins de l'évolution, fut l'impossibilité pour lui de fixer dans sa mémoire génétique ses trouvailles et découvertes. Car il inventait trop, trop vite.

L'animal avait le temps d'inscrire ses acquis dans l'instinct collectif de son espèce. Un progrès fait par hasard, par nécessité, ou par un individu plus doué, n'intervenait qu'à intervalles si éloignés, mesurés en milliers d'années, qu'il finissait par s'imprimer dans les gènes pour devenir un comportement inné.

L'homme lui, dont l'intelligence commençait à galoper, ne pouvait transmettre son savoir nouveau que par l'imitation, l'apprentissage. Si la chaîne maître-apprenti s'interrompait, pour une raison ou pour une autre, l'invention, le pas en avant, retournaient au néant. Nombre de civilisations ont ainsi pu se succéder: après des âges d'or, des nuits d'ignorance, après des peuples de haute culture, des hordes barbares.
 
La fauvette qui construit son nid compliqué sans hésitation, sans réflexion, mue par des automatismes millénaires, saura le refaire même si elle n'a pas connu ses parents. Des oisillons issus d'œufs couvés par une autre espèce, sauront retrouver les habitudes et les comportements instinctifs de leurs congénères inconnus. Tandis qu'un petit d'homme, dans la même situation, isolé de tout contact humain, restera une sorte d'enfant-loup irrémédiablement débile.

Il suffirait qu'une catastrophe planétaire nous coupe de la chaîne de notre savoir, que des êtres humains viennent au monde sans héritage culturel d'aucune sorte, et l'homme ferait un fabuleux bond en arrière. Car qu'y a-t-il dans sa mémoire génétique?

Peut-être moins que dans celle de la fourmi.






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