Un peu de soleil le matin (2)




          Chroniques de la vie qui passe




L'âme des chiens



Que deviennent les âmes des chiens quand ils meurent ? Gambadent-elles par-dessus les bois, dans les champs de coquelicots et d'anthémis, courent-elles dans les collines du soir, est-ce leurs voix qu'on entend quand le vent gémit ?
J'ai eu comme amis une dizaine de chiens dans ma vie. Les souvenirs les plus forts se rattachent à l'enfance, l'adolescence. C'est alors que le rapport avec l'animal est particulièrement intense. Nous habitions à la campagne, tous les chiens de la maison étaient de chiens de chasse ou de berger. De race ou bâtards. Une chienne fox-terrier, qui faisait merveille pour déterrer blaireaux ou renards, m'a accompagné durant une quinzaine d'années. Je lui ai sauvé la vie. Un jour, l'os volumineux qu'elle rongeait se coinça soudain dans sa gorge. Le la vis tituber, râler, puis s'effondrer étouffée. Poussant, tirant, secouant, je réussis à la faire déglutir et lui fis du bouche à gueule... Une expérience inoubliable quand on a douze ans, et qu'on voit un petit corps pantelant revenir doucement à la vie.
Cette chienne, devenue vieille et sourde, aimait s'abriter du soleil sous les voitures l'été. Quand le moteur démarrait, elle se déplaçait péniblement. Puis un jour, elle n'entendit plus du tout le vrombrissement habituel et un bus l'écrasa en partant.
Une autre chienne, la belle Diane, avait des yeux doux et dorés. Nous nous regardions longtemps, museau contre menton, sans ciller. Dans son regard, je ne lisais qu'adoration et soumission. Deux certitudes précieuses pour un jeune garçon. Quoi que je fasse, je savais qu'un être ne me jugeais jamais, m'aimait sans contrepartie d'aucune sorte, simplement parce que j'existais. Mon apparence physique ne comptait pas, mes qualités ou mes défauts non plus. Je l'enviais de m'aimer avec tant d'infinie détermination. Je l'aurais battue à mort, par simple fantaisie, qu'elle aurait expirée en me léchant les mains. Cet amour insensé, seule une bête en est capable. Je savais que les hommes ne peuvent y prétendre, ayant l'esprit heureusement plus critique et plus libre, mais découvrir que de tels abîmes de fidélité puissent exister me troublait alors beaucoup.
J'avais l'âge de ce genre de vertiges et d'interrogations.


La tentation de dire adieu


Les pêcheurs sont sur la mer, dans des barques blanches ou bleues. Les femmes gardent les maisons. Sur la plage, des bandes d'enfants mêlent leurs cris à ceux des mouettes. C'est une île.
C'est une île tranquille, blanche et bleue. Une colline la domine, d'où on aperçoit dix maisons, entourées de jardinets clos par des murs de pierres. Les femmes qui les gardent sont en noir. Elles traversent furtivement une cour, chassent des poules, veillent derrière un volet. Le soleil brûle.
Le soleil brûle sur la mer, rayée par le sillage des barques. Les pêcheurs laissent couler leurs filets. Avec des gestes si lents, si lents, que le temps paraît ralentir. Le pointillé des bouées tracent des frontières mouvantes.
Un journal, vieux d'une semaine, parle de fracas, de guerres, de sang. Des photos montrent des ruines. Où ça ? Pourquoi ?
Ici, tout est sérénité. Une cloche résonne, des pigeons s'envolent. Du haut de la colline, on voit des vagues ourler les plages, battre des falaises, éclater sur des rochers. Au nord. Au sud. A l'est. A l'ouest. Existe-t-il un autre monde au-delà de l'horizon? Oui, c'est écrit dans le journal.
Dans le journal il est écrit qu'il y a des ailleurs pleins de bruit, de fureur et de haine. De fumées empoisonnées. D'heures sournoises. A chaque page on décrit des tumultes, des déchirements, des injustices. Là les hommes sont blancs, là noirs. Mais tous portent du malheur sur leur dos. Où ça ? pourquoi ?
Et puis il y a l'argent. A chaque page. Comment en gagner, comment le dépenser. Comment en emprunter. Jeux pervers. Où est la vraie vie ? Là-bas ? Ici ? Ce manque de conviction dans la réponse, est-ce de la lâcheté ? Allons, il faut choisir. Encore une fois. Le temps des rêveries est écoulé. Demain le bateau viendra.
C'est une île. Rien ne bouge. Les cigales crissent comme celles de l'année dernière. Les mouettes tournent en rond. Les femmes appellent les poules, jettent du maïs. Appellent les enfants: Anaïs! Anaïs!
C'est une île tranquille, blanche et bleue.


Mark Twain était trop bon


En lisant le récit des valeureux débuts de Mark Twain, vers 1848, à la rubrique locale du journal Enterprise de Virginia City, on se rend compte que cette catégorie de journaliste n'a qu'un ennemi: le confrère du journal concurrent. Ah ! Être le seul localier à régner sur une ville ! Ce serait le paradis. Hélas ! Il y a l'autre. Plus rigide que votre conscience, plus strict que vos scrupules. Ce témoin impitoyable vous oblige à faire un travail honnête, fouillé, irréprochable. C'est lui, votre plus dur censeur. L'adversaire qui vous pousse sans cesse à vous surpasser. À un point tel, que votre rédacteur en chef devrait lui verser une partie de votre salaire...
Mark Twain avait assez d'imagination pour inventer tous les menus faits qui peuvent surgir dans une ville paisible. Sans bouger de son bureau, ou du plus proche saloon. La fiction, sous sa plume, dépassait de fort loin la réalité. Pourquoi fallait-il qu'il lise, le lendemain, un démenti méprisant signé par son confrère Boggs, une mise au point cinglante, ou une contre-enquête qui le ridiculisait ?
«L'Enterprise a écrit que des centaines de chars de foin entraient dans Virginia City, cette énorme concentration faisant craindre de grands dangers d'incendie. Or, nous n'avons trouvé, (écrivait Boggs en lettres grasses !), après de longues vérifications, qu'une seule charrette d'herbes sèches et pouvons de ce fait rassurer la population... »
Déprimant. Fabriquer un scoop lui paraissait de plus en plus hasardeux. C'est ainsi, qu'à cause d'un seul homme, et malgré les félicitations de son éditeur, Mark Twain dut se résoudre à devenir un rédacteur honorable. D'autant que la ruée vers l'or apporta assez de mouvement à Virginia City.
Le lecteur, instruit par cet exemple, doit donc être extrêmement méfiant quand il s'informe dans un journal qui a une situation de monopole et couvre seul de vastes régions. Dans ce genre de canard, des Mark Twain doivent faire de joyeux ravages. En revanche, il peut être confiant si plusieurs journaux se partagent le marché. Avoir trois ou quatre concurrents, qui sur la même affaire disposent des mêmes renseignements de base, obligent le localier à lutter sans répit pour tacher d'être le meilleur, le plus rapide, le plus complet. Quand il y arrive il peut s'exclamer: Merci consoeurs, Merci confrères !


Le bohémien à la chemise rouge


C'est un tableau qui représente un camp de bohémiens. Traité en clair-obscur. Une roulotte, des chevaux dételés, des gosses qui rient. Un feu, des femmes autour. Quelques arbres, une rivière. Pour faire joli, semble-t-il. Au premier plan, occupant le quart de la toile, une figure de patriarche. Sévère. Qui vous fixe au fond des yeux. Impossible d'échapper à ce regard. Vous avez beau faire le tour de la pièce, vous plaquer aux murs, il vous suit. Vous juge. C'est du moins l'impression que j'avais quand j'étais enfant.
Alors qu'il m'était facile de mentir à tout bout de champ, pour le plaisir d'inventer des histoires, je n'arrivais pas à débiter la moindre sornette face au chef des bohémiens trônant dans le salon. Si je lui tournais le dos, je sentais son regard sur ma nuque. Je rougissais. Qu'est-ce que tu racontes ? soupçonnait aussitôt ma mère.
Ce tableau avait survécu à plusieurs déménagements pour une raison paradoxale: il est très grand. Un mètre sur deux au moins. De la dimension de ceux qu'on trouve dans les églises. S'il était aussi imposant, c'est qu'il devait avoir de la valeur, avait raisonné plusieurs générations. Est-il beau, est-il laid ? Quand on a trop vu les choses, on ne les voit plus. Le regard passe à travers. Il faudrait se forcer à un extraordinaire moment d'attention. Obliger l'oeil à faire une mise au point, au cerveau à redécouvrir.
Ce que je sais, c'est qu'au mur d'une vieille maison un bohémien habillé d'une chemise rouge m'attend. Quand je le revois, de loin en loin, je dois affronter son regard exigeant. Que fais-tu de ta vie ? demande-t-il. J'ouvre la bouche pour mentir, comme avant. J'aimerais me vanter, enjoliver un peu... Mais j'ai toujours peur de rougir.


Allez à Soleil 3