Un peu de soleil le matin



                                                            © Photo Christian Vellas

    Chroniques de la vie qui passe



 
 
Comment font-ils?
 
 
« Mais comment font les couples qui durent! » Cet été, ce titre d'un magazine établissait un constat: les amours provisoires sont devenues la règle, celles qualifiées d'éternelles étant de plus en plus réservées aux romans roses et aux contes de fées.
Ces gens qui persistent à demeurer fidèles l'un à l'autre, toute une vie, deviennent ainsi une énigme. Comment font-ils? Quelle névrose les habite, quelle fixation maladive les lie? On n'ose pas encore le dire, mais à l'évidence ce sont eux les anormaux! Les statistiques le prouvent d'ailleurs: les couples stables sont largement minoritaires à notre époque. Deux ou trois ruptures marquantes jalonnent habituellement une vie.
Après ces remarques à lire entre les lignes, le magazine cité plus haut n'apportait que des réponses banales.
Un couple dure parce que ... Fidélité ... Intérêts communs ... Milieux semblables ... Education et culture proches ... Bla-bla-bla.
Et si la vérité était ailleurs?
Je crois aussi qu'un individu ne peut aimer la même personne toute une vie. Ex-ac-te-ment la même personne. Heureusement que cela est impossible! Car un être humain se modifie chaque jour. Demain il sera différent d'aujourd'hui, et déjà il n'est plus comme hier.
Le secret des couples qui durent? Chaque matin ils se redécouvrent. Ou chaque mois. Ou tous les dix ans... Et à chaque fois ils retombent amoureux, avec le même émerveillement, la même fabuleuse surprise. La femme qu'ils ont rencontrée à vingt ans, l'homme qu'elles ont connu jeune fille, ont beaucoup changé depuis! Physique, caractère ne sont plus pareils. Tant mieux!
Ce sont ces transformations qui ont permis à leur amour de se rallumer périodiquement, à leur insu. Une femme, un homme connaissent ainsi autant de partenaires qu'il y a de jours dans une vie.
Un bonheur unique n'est fait que d'infidélités successives à l'image précédente et de redécouvertes quotidennes.
 
 
 
 
Troubles vagotoniques
 
 
Qu'est-ce que l'amour? Selon les médecins, une sorte de fièvre pernicieuse, naguère extrêmement répandue, aujourd'hui en voie de disparition, qui pousse l'homme à rechercher la possession exclusive d'une femme, ou inversement, provoquant une rupture d'équilibre dans leur métabolisme basal.
Georges-Armand Masson, dans ses « Considérations sur la maladie d'amour», précise: « L'amour se manifeste par des symptômes et des syndromes très divers selon les climats, mais qui peuvent dans l'ensemble, se ranger sous la rubrique des troubles à prédominance vagotonique. En premier lieu, troubles cardio-circulatoires, extrasystoles, accompagnées d'impressions de malaise, souvent as  sez mal définies, cordiales, précordiales ou épigastriques, avec épisodes de tachycardie paroxystique, précipitation ou au contraire suppression momentanée du pouls, algies pouvant aller jusqu'au pseudo-angor ou à la fausse constipation.
« À ces dérèglements s'associent presque toujours des troubles cutanés, parmi lesquels toute la gamme des érythèmes, rougeurs subites, démangeaison d'écrire ou de téléphoner, prurits localisés, pâleurs, chaleurs, sudations instantanées, ainsi que des troubles vasomoteurs ou motovaseux des extrémités, tels que pieds froids, crampes, légère trémulation des mains, sensation de doigt mort, frisant dans certains cas le redoutable syndrome de Machinski.
« Les accès de délire ne sont pas exclus, non plus que l'insomnie, la torpeur et l'anorexie. On observe enfin chez les femmes des syndromes ovariens, hyper ou hypofolliculie, ou encore des troubles complexes, soit hypophiso-ovariens, soit même thyrohypophysoov  anens.
« Selon certains praticiens, l'amour résulterait d'un choc ou d'une émotion vive, et s'apparenterait ainsi à la jaunisse ou à l'aliénation mentale, avec lesquelles, nous devons en convenir, il offre plus d'un trait commun. »
J'arrête: tant de romantisme me tue!
 
 
 
 
 
Vivons cachés
 
 
 
Quant on est heureux, la moindre des choses est de ne point s'en vanter. Les raisons abondent pour justifier cette discrétion.
Premièrement, le bonheur est suspect: on imagine toujours le ver dans le fruit. Pourquoi lui, pourquoi elle, et pas moi? On cherche la faille, la fêlure. Dans le meilleur des cas, on conclut avoir affaire à un naïf, voire à un illuminé. Une sorte de cocu de la réalité.
Les superstitieux n'osent reconnaître leur bonheur, même passager: ils tremblent constamment qu'un grand méchant dieu ne les repère et les remette dans le dur chemin. Vivons cachés en touchant du bois, soupirent-ils ... Redoutant sans cesse les lendemains qui déchantent, ils ne peuvent jamais être pleinement heureux.
La race ordinaire des gens heureux: ils avouent l'avoir été à un moment quelconque de leur vie. Bien entendu, ils ne s'en sont pas rendu compte sur le coup. Pour eux, le bonheur ne se conjugue qu'au passé. C'est un bien acquis, il y a longtemps, quand on avait les moyens. Enjolivé par la mémoire, tricheuse à gages.
Il y a aussi l'espèce des «innocents». En Provence on les appelle les «ravis». Ils s'extasient du matin au soir, persuadés que tout ce qui leur arrive est un don du cie! Quand on a le cerveau dérangé, ou que la foi qui soulève les montagnes de doutes s'en mêle, le séjour sur terre est reçu parfois comme un cadeau inexplicable. Chaque jour qui se lève comble les «ravis» d'une allégresse renouvelée: miraculeuses oeillères.
A l'opposé, Cioran, cet admirable pessimiste professionnel, écrit: « Le bonheur et le malheur me rendent également malheureux. Pourquoi alors m'arrive-t-il quelquefois de préférer le premier? »
Ma réponse: il ne doit connaître le bonheur que par ouï-dire ...
 
 
 
Provisions de bonheur
 
 
Est-il possible de faire des provisions de bonheur? On aimerait parfois, quand on traverse des moments particulièrement heureux, garder une part de cette ivresse de vivre pour les mauvais jours. Hélas! Le bonheur est chose fugitive: le plus souvent, on ne s'aperçoit qu'il est passé que lorsqu'il a déjà disparu ... Allez donc le mettre en bouteille!
Il serait bien pratique pourtant, d'emmagasiner le trop-plein des années d'abondance pour y puiser quand les orages s'amoncellent. Certains y parviennent par le biais des souvenirs. La plupart des conversations heureuses ne portent-elles pas sur l'évocation de moments de bonheur enfuis? De mon temps ... Tu te rappelles? C'était en ... On s'était bien amusé!
D'autres essaient de photographier mentalement un instant privilégié, pour se le «ressortir» en cas de besoin: une sensation de plénitude éprouvée devant un paysage, par exemple, peut ainsi dépanner. A condition de bien retrouver la couleur du ciel, le murmure d'une mer, l'odeur des arbres, le chant d'un oiseau ... Pas facile!
Consolons-nous: s'il est malaisé de mettre du bonheur en conserve, le malheur est aussi denrée périssable. Le temps passe et repasse sa gomme, atténue, efface. Ce qui paraissait insupportable sur le coup, s'engourdit peu à peu. Rien ne s'oublie, mais tout s'estompe.
Cessons donc de rêver à vouloir corriger l'incroyable machine.
L'avantage que l'on aimerait obtenir d'un côté, entraînerait inévitablement un inconvénient en contrepartie. Il est quand même diablement fort, le Dieu qui a construit notre mécano!
 
 
 
Séduire: quel boulot!
 
 
Hier, dans la majorité des cas, la sexualité était étroitement associée à l'amour. Aujourd'hui, très souvent, elle est devenue un travail. J'exagère?
Il n'y a pourtant qu'à observer le comportement de beaucoup de nos contemporains. Certains se méfient de l'amour comme de la peste: ils ont peur d'une passion qui les «aliénerait», les rendrait «esclaves», les «enchaînerait» et leur procurerait un «stress» insoutenable. Au cours d'une relation sexuelle, ils se protègent désormais contre trois catastrophes: une grossesse, le SIDA et le mal
d'amour.
La sexualité rabaissée à la seule exigence physique, comme le boire ou le manger, nécessite donc des efforts constants pour «ravitailler» le corps. Tout d'abord, il faut soigner l'apparence, la séduction, le «look». Etant donné qu'il faut attirer un plus grand nombre de partenaires (le changement étant le meilleur remède contre l'attachement), la «présentation» doit être sans cesse impeccable.
Quel boulot!
La drague demande tant de vigilance que c'est quasiment un emploi à plein temps. Bien sûr, il faut parallèlement entretenir et renouveler ses fantasmes: revues, livres, cinéma, spectacles ... Une dose d'érotisme quotidien est obligatoire.
Un érotisme que personne ne relie plus au sens du sacré, à la transgression, à la mort. Qui pense à ça à présent? Ceux qui veulent franchir les bornes, se jeter dans le vide d'ivresses inconnues et délacer à fond leurs baskets, ne s'adressent plus à l'amour, mais à la drogue.
Vous trouvez toujours que j'exagère? Mais ce sont les enquêtes de masse et les statistiques qui aboutissent à ces constats, ce sont les sociologues, les sexologues, les futurologues ...
Je ne fais que traduire, et résumer en quelques soupirs, leurs froides montagnes de mots.
 
 
 
Tenue de chasse
 
 
 
Naguère, au premier coup d'oeil, l'homme averti pouvait devi  ner qu'une femme était en quête d'un mâle, inconsciemment ou non. Et cela grâce à sa seule façon de s'habiller. Disons-le crûment, en état de manque elle se nippait sexy. Si elle était pourvue, sa te  nue était sage.
Quand l'homme sursautait en apercevant une créature aux pan  talons un soupçon trop collants, au décolleté un soupçon trop pro  vocant, et au maquillage un soupçon trop voyant (le «soupçon» marquant la frontière entre les femmes dites «honnêtes» et les au  tres), il pouvait en déduire à coup sûr qu'elle était sur le sentier de la guerre amoureuse. Clignotants allumés!
La femme comblée, elle, le faisait savoir en évitant toute invite de ce genre. Pas de signaux de séduction à émettre, pas d'appels code-phares dans les mirettes des messieurs. La place était prise: c'était marqué sur sa robe classique et son corsage boutonné.
Il est vrai que le mari ou l'amant veillaient: «Tu ne vas quand même pas sortir avec cette jupe-confetti! s'indignaient-ils. Ou avec ce chemisier transparent!» La dame soupirait, mais n'osait protester.
Aujourd'hui, on le sait, elle n'en fait plus qu'à sa jolie tête. Elle ose s'habiller selon son humeur et il est devenu infiniment plus difficile de savoir si elle a revêtu sa tenue de chasse, ou si elle a simplement envie de se faire désirer un peu parce que cela est bon pour le moral.
Qu'elle dévoile un bout de cuisse ou de sein ne signifie donc plus automatiquement que la voie est libre. Mais proclame à coup sûr que c'est maintenant au tour des hommes de soupirer et de s'incliner ...
 
 
 
Ce coquin de La Fontaine
 
 
Clymène est assoupie, nue sur sa couche, et Acante hésite: doit il, pour surprendre la belle, embrasser la bouche, le sein, ou un autre «endroit charmant»?
Dans ses Contes fripons, La Fontaine nous laisse fantasmer quelques vers, avant de nommer cet endroit, qui n'est pas le bras comme vous le pensiez peut-être ... C'est le pied.
Puis il a besoin de cent autres vers pour glorifier ce mignon peton de Clymène, sur lequel se hasarde le baiser voleur d'Acante, vigoureusement poussé dans le dos par le dieu Amour. Quel lyrisme ! « Le pied, par sa beauté qui m'était inconnue, m'a fait aller à lui », avoue le séducteur.
Peut-on rêver de la sorte aujourd'hui? J'en doute! Seuls quelques fétichistes comprendront encore ce trouble, alors que jadis, et même naguère, la majorité des hommes étaient émus à la vue d'une cheville féminine. C'était l'époque où l'imagination était la voluptueuse servante du désir, où les femmes savaient cacher ce qui gagnait à être suggéré, où la vision furtive d'un genou suffisait à faire grimper aux arbres le mâle le plus mou ...
A présent, tout est trop vite découvert, exposé, exhibé. Si ce coquin de La Fontaine revenait parmi nous, il en étonnerait plus d'un en affirmant que notre temps n'a rien compris à l'érotisme.
 
 
 
 
Les enfants du rêve
 
 
Eux-mêmes peu gâtés par la nature, ces parents ont un fils, une fille particulièrement beaux. Cela intrigue. L'aubépine ne donne pas de roses, des oies ne naissent pas les cygnes. Quel est ce mystère?
Quand on a écarté l'hypothèse d'une défaillance de la dame et placé sa vertu au-dessus de tout soupçon, on conclut qu'au brassage des gènes l'enfant a gagné le gros lot. Il y a dû quand même avoir quelque Apollon dans la famille, quelque Vénus oubliée ...
Pourtant, si après avoir fouillé des tas de photos jaunies et dévisagé plusieurs générations disparues on est obstinément confronté à des figures ingrates et des physiques disgracieux, il faut bien en déduire qu'un miracle s'est produit, qu'une mutation soudaine est intervenue.
Le délicieux Paul Arène, pour expliquer la fine beauté d'une de ses héroïnes issue de parents carrément laids, avait imaginé une solution fort peu biologique, mais très poétique. Les époux en question avaient été considérablement impressionnés et charmés par les acteurs d'une pièce de théâtre. Ce soir-là, madame avait été subjuguée par la prestance du héros, monsieur avait dévoré des yeux le premier rôle féminin. En rentrant, encore transportés par leurs émotions et émois, ils avaient conçu dans l'exaltation cette fille devenue si belle, fruit d'un adultère réciproque et purement spirituel.
Se non è vero, è ben trovato. Mais je suis sûr qu'il y a du vrai dans cette théorie. L'intuition des poètes précède souvent la science des savants. Et il me plaît de croire qu'une goutte de poésie, tombée dans des coeurs ordinaires, puisse ainsi conduire aux plus merveilleuses transmutations.
 
 
 
Grande décision
 
 
C'est un couple moderne. Qui commence à s'émerveiller de sa durée: déjà six ans qu'ils sont ensemble! Peu à peu, ces partenaires lucides se laissent gagner par un sentiment inconnu: la tendresse.
Bien sûr, ils sentent qu'ils n'ont pas encore lâché cet état tout à fait normal que leurs parents appellent « provisoire » et qu'eux nomment liberté individuelle préservé» ou « non-aliénation ». Des mots de défense et de garantie auxquels ils tiennent plus que tout.
Pourtant, ils doivent se rendre à l'évidence. Leur entente perdure, le lien qui les assemble se fortifie, la lassitude prévue n'arrive pas. Ils tombent des nues! Leurs théories sur la briéveté inévitable du couple ne se vérifient pas.
Persuadés que la vie amoureuse authentique ne peut être qu'une succession de passions, et non une impossible fixation sur le même être durant plusieurs décennies (vaine utopie se gaussent ils!), ils sont désorientés. Seraient-ils des phénomènes?
Ils se surprennent néanmoins à parler d'avenir. A échafauder des projets à long terme. Depuis quelques mois, un besoin lancinant les tenaille. Rougissant pour la première fois de son existence, la jeune femme a interrogé son compagnon:
- Ne crois-tu pas qu'il nous faudrait un autre nous-mêmes qui nous rapprocherait encore plus et symboliserait notre union?
- Je n'osais t'en parler, lui répondit-il. J'éprouve, moi aussi, le désir de retrouver quelqu'un que nous chéririons tous deux en rentrant le soir à l'appartement. Qui donnerait un sens à notre vie. Je pense que nous sommes maintenant assez mûrs pour nous décider. ..
Et main dans la main, ils sont allés acheter un chien.
 
 
 
Chroniques publiées dans « L’HIPPOPOTAME RÊVAIT DE VIOLETTES »,  livre encore disponible sur plusieurs sites de librairies sur internet.


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