© Photomontage Christian Vellas
                                                                                                                  



Dites 35 et n'en rajoutez pas!




Ce billet devra avoir trente-cinq lignes, pas une de plus, pas une de moins.
Quand vous le lisez, vous doutez-vous que le premier souci
du chroniqueur est de calculer son élan au plus juste?
Ne pas être trop court, ne pas sauter trop loin. Périlleux et excitant exercice.
Cette exigence absolue de la mise en page (l'emplacement réservé
n'est ni extensible, ni rétractable), fait partie des contraintes du métier,
généralement insoupçonnées du lecteur. Qui a d'ailleurs bien raison de
s'en moquer. Ce n'est pas son affaire! Ce qui compte pour lui, c'est qu'il
ait l'impression que le journaleux ne dilue pas désespérément
son texte, ou ne le termine abruptement.
Si celui-ci tire la langue (ça y est: je commence déjà !), ou au contraire
s'aperçoit avec horreur qu'il en est au double du lignage permis,
alors que sa conclusion n'est même pas ébauchée, il ne veut pas le savoir.
À chacun son métier, fallait pas qu'il s'y colle!
Trente-cinq lignes pile, quand même, ce ne doit pas très facile dites-vous.
Il doit y avoir des trucs.
Certes, on peut jouer avec les paragraphes. Il suffit de rajouter un mot,
ou de supprimer un adverbe, un adjectif (ce qui est tout bénéfice),
et avec un peu de chance l'ordinateur qui compte les signes
vous fera gagner ou perdre toute une ligne.
Le connaisseur peut ainsi juger des difficultés qu'a connues l'auteur,
en jugeant son texte du premier coup d'œil.
S'il est abusivement compact, c'est qu'il lui a fallu tasser au maximum
pour entrer dans la case. Si chaque phrase a été promue au rang de paragraphe,
c'est l'indice qui trahit un souffle un peu court.
Adapter son inspiration, son argumentation ou sa verve
à  la dimension rigide d'un espace donné, doit être frustrant dites-vous.
Cette compréhension me réchauffe le cœur. Désormais, je suis sûr
que vous trouverez davantage d'excuses au pauvre chroniqueur
qui n'a pas toujours le temps de mettre tous les points sur les « i ».
Soyons honnêtes toutefois. La difficulté nous aiguillonne aussi.
Après tout, ces contraintes ne sont qu'enfantillages comparées
à  celles exigées par une ballade ou un sonnet à  rimes croisées.
Mais me voilà près de la trente-cinquième ligne. Une fois de plus j'ai réussi mon numéro.
Au revoir M'ssieurs dames!


Note : la case réservée dans la « Tribune de Genève » où paraissait ces billets ne pouvait effectivement contenir que 35 lignes…




L'heure de gloire


- Ne vous retournez pas ... Je me retourne.
- Derrière vous c'est Untel... Vous vous souvenez? Il a connu son heure de gloire dans les années soixante.
Le nom me dit quelque chose, le personnage plus rien. Parfois c'est un ancien sportif, un acteur, un romancier. On a parlé d'eux à une certaine époque puis la roue a tourné. A chaque fois je m'interroge: comment ont-ils supporté cet oubli, l'ingratitude des foules?
Ils étaient adulés hier. On se retournait sur leur passage et partout leur nom était un laissez-passer. Aujourd'hui ils sont rentrés dans le rang, la plupart secrètement meurtris. Seul le philosophe a la force d'âme nécessaire pour accueillir la gloire. Son indifférence amusée la décourage de lui sucer la vie. Il se moquera de lui-même, prendra la chose comme une péripétie de voyage, se pliera à ses foucades sans illusion. Mais tous les autres?
Etre célèbre à vingt ans, oublié à trente ... Beaucoup ne s'en remettent pas et traînent cette fabuleuse nostalgie comme un boulet, toute leur existence. Ils ne survivent que par ce qu'ils ont été et le rappellent misérablement à chaque instant, comme un dû.
Etre célèbre à 70 ans, soudain ... Cette fois, la revanche est trop tardive.
Cette gloire est amère, on ne rattrape pas un rendez-vous d'amour manqué. D'autant plus qu'à cet âge elle est souvent accordée comme une médaille d'ancien combattant: vous ne gênez plus grand monde, les honneurs sont de toutes façons provisoires.
Chacun d'entre nous a eu ou aura son heure de gloire. Selon ses moyens. Cela peut être si peu de chose ... C'est excellent pour les souvenirs. Mais il ne faut surtout pas en faire un paradis perdu.




L'homme important


Sur sa carte de visite, il aimerait simplement indiquer: «Homme important». Il est riche, puissant, très fier de lui. Il a l'habitude d'être traité avec égards. On lui ouvre les portes avec force courbettes, en disant beaucoup de mal dans son dos. Preuve de sa réussite.
Hélas! Quand il revient dans son village, 1'«Homme important» retombe de haut. On sait certes qu'il a bien mené sa barque et est devenu le PDG d'une grosse boîte de la capitale. Quelle importance? Ici il n'est que le deuxième fils de Justin-du-haut, c'est-à-dire celui de la colline, où la terre ne vaut pas celle d'en bas, le long de la rivière.
Et puis, on le connaît, le fils de Justin! A l'école primaire il était loin des premiers. Plus tard, aucune des filles du village ne l'a voulu pour bon ami. Il avait un regard froid et des petits rires méprisants. A quinze ans, il a empoisonné l'oie du curé. On en parle encore.
Il n'a donc jamais compté bien lourd, et ce n'est pas sa grosse voiture, la ferme restaurée à coups de millions, qui changent aujourd'hui les choses. «Il n'est pas très intelligent», affirme toujours son ancien instituteur. «Il est devenu si gros!» souligne la Marie, qui lui a autrefois préféré le marchand d'agneaux.
L' «Homme important» souffre de ce rejet. Il aimerait que chez lui, comme ailleurs, on reconnaisse ses mérites. Il vient d'offrir une grosse somme pour l'éclairage du village et exige de prendre la parole à l'occasion de la Fête patronale.
Difficile de lui refuser. .. Mais sur la liste des orateurs, on l'a placé après le maire, le curé, le président des chasseurs et le gagnant du concours de pétanque.



Histoire de nains


Il était lâche et le savait. Il n'avait pu dire non aux millions de son père. A son usine, à ses magasins, à ses centaines d'employés. Il était l'héritier, sa vie était tracée.
Un jour, il prendrait la succession de cet empire spécialisé dans la fabrication de meubles de jardin, de parasols, de vasques, de statues en fausse pierre et de nains pour rocailles. Ah ces nains! Ils étaient devenus l'emblème de la maison ... Il en transpirait de haine rien que d'y penser.
Certes, il avait essayé de bâcler ses études. Il rêvait d'être artiste ... Impossible. A coups de professeurs privés, de boîtes à diplômes, de séjours à l'étranger, on l'avait tiré, poussé, traîné jusqu'au minimum acceptable.
Un moment, il tenta de se rebeller. Six mois d'errance sur les routes du monde, des petits boulots, la vie au jour le jour. Le père avait aussitôt coupé les vivres. On verrait bien qui céderait le premier!
Ce fut lui: il était lâche et en pleurait. Il ne put supporter longtemps l'absence de sa voiture de luxe, de son appartement bourré de gadgets, de tout cet argent qui coulait à flots et rendait l'existence si douillette.
Le père l'imposa comme directeur d'un département, lui donna un vaste bureau dans lequel il s'enuyait. On ne lui confiait rien à faire, ses subordonnés le méprisaient. Il bouillonnait de rage, mais avait mis un lourd couvercle dessus. Il était lâche et l'assumait.
Pour tenir, il avait un secret. Chaque matin, avant de quitter sa grande villa dans sa grande auto, il descendait à la cave. Et là, contre un mur, avec une violence incroyable, il brisait une dizaine de ces nains de jardin qui sortaient par milliers des usines de son père.