Nous vivons une époque merveilleuse. Je m'extasie. Comme un
«ravi» d'une crèche provençale. J'avais une
idée de l'infiniment petit. Vague. J'en ai une de l'infiniment
grand. Grâce aux bidules spatiaux propulsés dans le
cosmos, qui nous envoient des cartes postales postées
à des milliards
de kilomètres.
Notre Terre est un point bleu dans le grand noir. Sur ce point,
grouillent et se multiplient des êtres
vivants. Jusqu'à quand? Vertige. Ne sachant comment
réagir, j'ai imité Cioran: ce matin je n'ai pas fait ma
toilette. A quoi bon se laver encore?
Puis, pour me rassurer, j'ai relu ce que pensait, 520 ans avant J-C,
Anaximène de Milet. De l'univers et de ce genre de choses:
« La voûte du ciel couvre
la Terre comme un « pileos », ce béret de laine qui
tient les oreilles des marins au chaud. Et de même qu'un «
pileos » peut tourner autour de la tête, la voûte
céleste tourne autour de nous. La Terre est une assiette, une
table ronde, ou si vous préférez un mince bouclier. Le
soleil tourne autour de la Terre et jamais en dessous d'elle. Les
étoiles errent comme des feuilles de feu. Certaines naquirent
sur terre grâce à l'humidité, puis elles devinrent
incandescentes à force de raréfactions successives. Les
autres sont clouées à la voûte du ciel, qui, comme
l'affirmèrent en premier les
Chaldéens, est un hémisphère cristallin couvert de glace... »
Pythagore (570 avant J-C, est-il besoin de le rappeler?), un prof qui
n'admettait pas la contradiction, précisait qu'une
planète appelée «Antiterre», jumelle ou sosie
de la nôtre, était située juste à
l'opposé du brasier central. Elle était donc invisible,
il suffisait d'y croire, bande d'ignares!
Un peu plus tard, Archytas, qui selon les meilleures sources (ce
farfelu écrivain italien Cresenzo, par exemple) aurait
inventé les castagnettes, posa un jour aux copains la question
suivante:
«Si je roule à
l'extrême limite de l'univers sur mon char, pourrais-je tendre la
main pour tourner à gauche? Si oui, cela voudra alors dire
qu'au-delà de cette limite il y a encore un peu
d'espace...»
Voilà qui est du bon sens. Décidément, notre
esprit n'est pas fait pour l'infini. Qui sait d'ailleurs si nos
théories actuelles sur le bigbang et les trous noirs ne
paraîtront pas risibles aux générations futures?
Allons, je crois qu'en attendant je peux recommencer à me raser.
L'étrange Barbizette
À quarante ans il habitait chez sa maman, veuve, qui lui
préparait une chemise blanche au col amidonné chaque
matin. Il était professeur de latin et de grec dans une petite
ville du Midi de la
France. On l'avait surnommé «Barbizette», à
cause des trois poils d'une barbe pointue. C'était un être
doux et timide, incapable de tenir une classe, mais si
vulnérable que le cancre le plus cruel n'aurait oser le chahuter.
Il donnait ses cours d'une voix inaudible, sautillait comme un
rouge-gorge devant le tableau, puis s'enfuyait l'heure finie. Il
parvenait à passionner une poignée d'élèves
par ses récits sur les guerres puniques ou les splendeurs du
siècle de Périclès. Ses murmures
frémissants prenaient alors le ton de l'épopée,
et, osant enfin agiter ses bras maigres, Barbizette devenait Don
Quichotte.
C'est pourtant une étrange manie qui m'a fait ne jamais
l'oublier: Barbizette parlait et écrivait une dizaine de
langues, mais aucune de vivante! Ou plutôt, il ne
s'enthousiasmait que pour les idiomes morts, marginaux, ou en voie de
disparition. Ainsi, une fois tiré de l'étude de
manuscrits anciens, il se lançait dans l'apprentissage de
nombreux patois. Bien entendu, il parlait parfaitement le
provençal dépoussiéré par Mistral, mais
aussi le basque et le catalan. Le niçois l'avait
intéressé plusieurs années. Cet homme, qui
prétendait ne pas savoir un mot d'anglais, était un
expert des dialectes celtiques. Pour Barbizette, une langue qui se
mourait était une catastrophe humaine. Il voulait être une
parcelle de leur mémoire, et peut-être l'infime braise qui
demeurait sous leurs cendres. Les langues qui vivaient, pleines de
sève et d'élan, n'avaient pas besoin de lui. Son
français était celui du 19e siècle, d'une
pureté merveilleusement désuète...
Quand je l'ai perdu de vue, il découvrait avec jubilation le bas breton.
Paysages en attente
Les paysages qui racontent les histoires les plus douces et les plus
tristes sont ceux qui ont été abandonnés par
l'homme. Je pense notamment à ces collines de Grèce, de
Yougoslavie, ou de l'arrière-pays provençal,
compartimentées par d'interminables murets en pierre
sèche, envahies de ronces et de romarin.
Jadis, des gens vivaient là, gardaient des moutons, grattaient
la terre maigre. On retrouve leurs traces. Là une masure en
ruines, avec un laurier, un buisson de genêts qui ont
poussé au milieu de la cuisine. Ici, une terrasse, un banc de
pierre, caché sous un lilas qui a pris toute la place. Un
figuier, pillé par les grives, un amandier mourant de
vieillesse. Des vestiges de sentiers, mangés d'iris et
d'aubépine.
Ces terres sont lourdes de souvenirs. Des hommes ont vécu
là. Des siècles peut-être. Rien ne bougeait. Puis
il est soudain devenu possible de fuir, d'échapper à
cette immobile fatalité. Les hommes sont partis un à un.
Vers les lumières de la ville. Pour un autre pays, un autre
continent. Un jour, le dernier jeune a embrassé sa mère,
le dernier vieux est mort.
Aujourd'hui on s'interroge: comment pouvait-on survivre ici? Si loin de
tout! Le plus proche village était à des
kilomètres. Des chemins de terre. Des ânes, parfois un
mulet, comme seuls moyens de transport. L'eau des citernes, rarement
une source. Des olives, le lait des chèvres, un agneau
sacrifié trois fois l'an, quelques tomates, quelques melons...
Le sarrasin pour les poules, un peu d'orge. Une piquette âcre,
d'une vigne héroïque, unique luxe.
Parcourant ces collines qui ont vu des vies et des vies se
succéder, toutes pareilles, je suis ému de retrouver une
charrue rongée de rouille, une bergerie et ses mangeoires
pourries, des poêles de fonte sous les poutres
écroulées. Qui reviendra ici? Dans combien de temps? Le
paysage est sublime. Cela n'a pas suffi hier. Mais demain?
Le chapeau de paille
Un de ces couples de vieilles dames comme on en voit de plus en plus:
la fille, ayant dépassé la soixantaine, et la mère
à son bras, à l'âge où on ne compte plus.
L'une n'est que sécheresse et vigilance, l'autre
fragilité et sourires.
Elles déambulent doucement, dans la foule d'un marché,
à petits pas. La fille craint constamment qu'un étourdi
ne casse sa vieille maman en mille morceaux, d'une chiquenaude.
Visiblement, elle se dit que c'est une folie d'avoir encore obéi
à un de ses caprices, et d'avoir accepté de l'emmener
dans cette cohue. «C'est une folie, répète-t-elle
à haute voix. Si nous sortons intactes de cette bousculade, nous
rentrons à la maison tout de suite!»
La mère ne répond pas, sourit aux anges, ravie de
frôler les marchandes de légumes, les étals de
poissons, les montagnes de paniers d'osier et les volailles qui
piaillent dans leurs caisses. Le bruit, les couleurs, les odeurs: elle
profite de cette vie qui la grise et n'a plus le temps d'être
raisonnable.
La voilà en arrêt devant un éventaire de chapeaux
de paille. Quelle chance: sa fille est tentée elle aussi. Elles
essaient un chapeau, deux chapeaux, font des mines dans un miroir. La
mère complimente sa fille: Comme il te va bien! Prends celui-ci,
avec le ruban rose... Et moi? Est-ce que celui-ci me convient? Qu'en
penses tu?
La fille hausse les épaules: Voyons! C'est un chapeau de gamine! Trop
voyant!
- Tu crois? Attends, j'en essaie un autre...
La très vieille dame se sourit dans la glace, ses yeux se sont
éclairés, elle est redevenue femme: J'aimerais bien
prendre celui là...
- Tu n'en as pas besoin! Tu vois, moi je n'en achète pas. Ce n'est même
plus de mon âge. Alors toi!
La dame jette un dernier regard sur le chapeau de paille
convoité, un regard de petite fille punie. Puis à
tâtons reprend le bras de sa fille. Vous l'entendez soupirer?
Comme les enfants deviennent sévères avec leurs parents!
Allez à Soleil 5
Retour à l'accueil