Un peu de soleil le matin (4)








Tableau de Salvé

Chroniques de la vie qui passe




Comment virer à gauche au bord de l'univers?

 

Nous vivons une époque merveilleuse. Je m'extasie. Comme un «ravi» d'une crèche provençale. J'avais une idée de l'infiniment petit. Vague. J'en ai une de l'infiniment grand. Grâce aux bidules spatiaux propulsés dans le cosmos, qui nous envoient des cartes postales postées à des milliards
de kilomètres.
Notre Terre est un point bleu dans le grand noir. Sur ce point, grouillent et se multiplient des êtres vivants. Jusqu'à quand? Vertige. Ne sachant comment réagir, j'ai imité Cioran: ce matin je n'ai pas fait ma toilette. A quoi bon se laver encore?

Puis, pour me rassurer, j'ai relu ce que pensait, 520 ans avant J-C, Anaximène de Milet. De l'univers et de ce genre de choses:
« La voûte du ciel couvre la Terre comme un « pileos », ce béret de laine qui tient les oreilles des marins au chaud. Et de même qu'un « pileos » peut tourner autour de la tête, la voûte céleste tourne autour de nous. La Terre est une assiette, une table ronde, ou si vous préférez un mince bouclier. Le soleil tourne autour de la Terre et jamais en dessous d'elle. Les étoiles errent comme des feuilles de feu. Certaines naquirent sur terre grâce à l'humidité, puis elles devinrent incandescentes à force de raréfactions successives. Les autres sont clouées à la voûte du ciel, qui, comme l'affirmèrent en premier les Chaldéens, est un hémisphère cristallin couvert de glace... »

Pythagore (570 avant J-C, est-il besoin de le rappeler?), un prof qui n'admettait pas la contradiction, précisait qu'une planète appelée «Antiterre», jumelle ou sosie de la nôtre, était située juste à l'opposé du brasier central. Elle était donc invisible, il suffisait d'y croire, bande d'ignares!
Un peu plus tard, Archytas, qui selon les meilleures sources (ce farfelu écrivain italien Cresenzo, par exemple) aurait inventé les castagnettes, posa un jour aux copains la question suivante:
«Si je roule à l'extrême limite de l'univers sur mon char, pourrais-je tendre la main pour tourner à gauche? Si oui, cela voudra alors dire qu'au-delà de cette limite il y a encore un peu d'espace...»

Voilà qui est du bon sens. Décidément, notre esprit n'est pas fait pour l'infini. Qui sait d'ailleurs si nos théories actuelles sur le bigbang et les trous noirs ne paraîtront pas risibles aux générations futures?
Allons, je crois qu'en attendant je peux recommencer à me raser.




L'étrange Barbizette





À quarante ans il habitait chez sa maman, veuve, qui lui préparait une chemise blanche au col amidonné chaque matin. Il était professeur de latin et de grec dans une petite ville du Midi de la
France. On l'avait surnommé «Barbizette», à cause des trois poils d'une barbe pointue. C'était un être doux et timide, incapable de tenir une classe, mais si vulnérable que le cancre le plus cruel n'aurait oser le chahuter.

Il donnait ses cours d'une voix inaudible, sautillait comme un rouge-gorge devant le tableau, puis s'enfuyait l'heure finie. Il parvenait à passionner une poignée d'élèves par ses récits sur les guerres puniques ou les splendeurs du siècle de Périclès. Ses murmures frémissants prenaient alors le ton de l'épopée, et, osant enfin agiter ses bras maigres, Barbizette devenait Don Quichotte.

C'est pourtant une étrange manie qui m'a fait ne jamais l'oublier: Barbizette parlait et écrivait une dizaine de langues, mais aucune de vivante! Ou plutôt, il ne s'enthousiasmait que pour les idiomes morts, marginaux, ou en voie de disparition. Ainsi, une fois tiré de l'étude de manuscrits anciens, il se lançait dans l'apprentissage de nombreux patois. Bien entendu, il parlait parfaitement le
provençal dépoussiéré par Mistral, mais aussi le basque et le catalan. Le niçois l'avait intéressé plusieurs années. Cet homme, qui prétendait ne pas savoir un mot d'anglais, était un expert des dialectes celtiques. Pour Barbizette, une langue qui se mourait était une catastrophe humaine. Il voulait être une parcelle de leur mémoire, et peut-être l'infime braise qui demeurait sous leurs cendres. Les langues qui vivaient, pleines de sève et d'élan, n'avaient pas besoin de lui. Son français était celui du 19e siècle, d'une pureté merveilleusement désuète...

Quand je l'ai perdu de vue, il découvrait avec jubilation le bas breton.



Paysages en attente

 


Les paysages qui racontent les histoires les plus douces et les plus tristes sont ceux qui ont été abandonnés par l'homme. Je pense notamment à ces collines de Grèce, de Yougoslavie, ou de l'arrière-pays provençal, compartimentées par d'interminables murets en pierre sèche, envahies de ronces et de romarin.
Jadis, des gens vivaient là, gardaient des moutons, grattaient la terre maigre. On retrouve leurs traces. Là une masure en ruines, avec un laurier, un buisson de genêts qui ont poussé au milieu de la cuisine. Ici, une terrasse, un banc de pierre, caché sous un lilas qui a pris toute la place. Un figuier, pillé par les grives, un amandier mourant de vieillesse. Des vestiges de sentiers, mangés d'iris et d'aubépine.
Ces terres sont lourdes de souvenirs. Des hommes ont vécu là. Des siècles peut-être. Rien ne bougeait. Puis il est soudain devenu possible de fuir, d'échapper à cette immobile fatalité. Les hommes sont partis un à un. Vers les lumières de la ville. Pour un autre pays, un autre continent. Un jour, le dernier jeune a embrassé sa mère, le dernier vieux est mort.
Aujourd'hui on s'interroge: comment pouvait-on survivre ici? Si loin de tout! Le plus proche village était à des kilomètres. Des chemins de terre. Des ânes, parfois un mulet, comme seuls moyens de transport. L'eau des citernes, rarement une source. Des olives, le lait des chèvres, un agneau sacrifié trois fois l'an, quelques tomates, quelques melons... Le sarrasin pour les poules, un peu d'orge. Une piquette âcre, d'une vigne héroïque, unique luxe.
Parcourant ces collines qui ont vu des vies et des vies se succéder, toutes pareilles, je suis ému de retrouver une charrue rongée de rouille, une bergerie et ses mangeoires pourries, des poêles de fonte sous les poutres écroulées. Qui reviendra ici? Dans combien de temps? Le paysage est sublime. Cela n'a pas suffi hier. Mais demain?




Le chapeau de paille

 


Un de ces couples de vieilles dames comme on en voit de plus en plus: la fille, ayant dépassé la soixantaine, et la mère à son bras, à l'âge où on ne compte plus. L'une n'est que sécheresse et vigilance, l'autre fragilité et sourires.
Elles déambulent doucement, dans la foule d'un marché, à petits pas. La fille craint constamment qu'un étourdi ne casse sa vieille maman en mille morceaux, d'une chiquenaude. Visiblement, elle se dit que c'est une folie d'avoir encore obéi à un de ses caprices, et d'avoir accepté de l'emmener dans cette cohue. «C'est une folie, répète-t-elle à haute voix. Si nous sortons intactes de cette bousculade, nous rentrons à la maison tout de suite!»
La mère ne répond pas, sourit aux anges, ravie de frôler les marchandes de légumes, les étals de poissons, les montagnes de pa­niers d'osier et les volailles qui piaillent dans leurs caisses. Le bruit, les couleurs, les odeurs: elle profite de cette vie qui la grise et n'a plus le temps d'être raisonnable.
La voilà en arrêt devant un éventaire de chapeaux de paille. Quelle chance: sa fille est tentée elle aussi. Elles essaient un chapeau, deux chapeaux, font des mines dans un miroir. La mère complimente sa fille: Comme il te va bien! Prends celui-ci, avec le ruban rose... Et moi? Est-ce que celui-ci me convient? Qu'en penses tu?
La fille hausse les épaules: Voyons! C'est un chapeau de gamine! Trop voyant!
- Tu crois? Attends, j'en essaie un autre...
La très vieille dame se sourit dans la glace, ses yeux se sont éclairés, elle est redevenue femme: J'aimerais bien prendre celui là...
- Tu n'en as pas besoin! Tu vois, moi je n'en achète pas. Ce n'est même plus de mon âge. Alors toi!
La dame jette un dernier regard sur le chapeau de paille convoité, un regard de petite fille punie. Puis à tâtons reprend le bras de sa fille. Vous l'entendez soupirer? Comme les enfants deviennent sévères avec leurs parents!
 

 Allez à Soleil 5

Retour à l'accueil