Avez-vous déjà eu le malheur d'être pris en
sympathie par un chien perdu? L'aventure peut commencer de diverses
façons.
La
plus insidieuse est le sentiment d'être soudain suivi. Vous vous
retournez, apercevez un quadrupède penaud, qui trottine derrière vous à
distance, s'arrête quand vous vous immobilisez, puis repart dès que
vous continuez. Le manège peut durer longtemps, mais vous finissez par
craquer: vous appelez le chien et le piège se referme.
Il se peut
aussi que vous rencontriez une bête affolée, qui tourne comme un toton,
cherche à grands coups de truffe la piste de son maître, et vous fondez
devant tant de détresse. Si vous avez la tête de l'emploi, l'animal
vous adopte comme solution de rechange.
Autre scénario courant, avec
des chiens qui ne le sont pas moins: une énorme boule de poils,
généralement boueuse, se jette contre vous avec de spectaculaires
démonstrations d'amitié. Il s'agit là d'un chien perdu professionnel.
Qui fait semblant de vous reconnaître. Ou d'avoir le coup de foudre
pour vos bons yeux, vos mains caressantes, et votre filet à provisions.
Vous succombez béatement devant tant d'amour.
Dans tous les cas vous
êtes victime de votre sensiblerie, mais on ne peut officiellement que
vous féliciter. Ce qui aide à faire passer la pilule. Car le chien
perdu est une source d'ennuis. Qui peut s'augmenter d'une source de
chagrins si vous vous y attachez. Je préfère ne pas énumérer tous les
désagréments administratifs qu'une telle expérience entraîne. Certains
se font même traiter de voleurs de chiens, et suspecter de livrer des
animaux à des laboratoires de dissection. Réfléchissez-y la prochaine
fois qu'un clébard effronté jettera son dévolu sur vous: vous pouvez
finir devant un tribunal, accusé de traite des caniches. D'autant que
le caniche est un témoin à décharge peu fiable.
Observons que
certaines gens semblent attirer (est-ce l'odeur?), les chiens perdus.
J'ai un ami qui ne peut se promener à la campagne sans en ramener un. A
la longue, il a accepté son sort avec résignation. C'est un expert en
démarches dans les gendarmeries, en avis de recherches, et un bon
client des vétérinaires. Dans son jardin, une niche supplémentaire
attend. Il se promène avec une laisse d'urgence et des sucres dans ses
poches. Je lui ai suggéré de porter un badge pour que les amis des
animaux l'identifient: après un grognement, il m'a mordu.
Méchants de garde
Il
suffit de se promener le dimanche (les autres jours aussi font
l'afffaire) dans un quartier de villas, pour découvrir qu'il y a
plusieurs sortes de chiens méchants. Je connais même des zoologues qui
ne font que ça, et reviennent le soir extasiés, ayant rempli leurs
carnets de races nouvelles.
Vous avez tout d'abord le chien méchant
ridicule, qui aboie comme quatre, caché derrière un géranium. Parfois
c'est un basset, guère convaincu d'être en colère, parfois une étrange
boule de poils que l'on pourrait écraser dans un moment d'inattention.
Il
y a le style retenez-moi ou je fais un malheur! Ce genre d'animal se
jette avec rage contre les portes grillagées, menaçant de vous avaler
tout cru, mais si par hasard celles-ci s'ouvrent sous ses assauts, il
n'assume pas son audace et s'enfuit misérablement.
Vous avez
l'énorme chien débonnaire, qui vous regarde passer d'un oeil amical. Si
vous le saluez, il frétille de la queue, paresseusement. Et replonge
dans sa sieste. Vous avez le type balle de ping-pong. Ces clebs idiots
sautent sur place, au bord de l'apoplexie, et rebondissent avec
obstination. Leur frénésie est mécanique. Vous n'êtes qu'un prétexte
pour déclencher le ressort.
Il y a aussi, c'est rare, de vrais
chiens méchants. Ils grondent, la canine gourmande. Il ne leur manque
qu'un uniforme et une casquette à visière. Faites gaffe! Ils sont
dressés à déchiqueter le pauvre monde en fines lanières, à la mode
chinoise. Ils ont probablement, accroché au mur de leur niche, un
diplôme en férocité. Ces chiens-là dévorent parfois leurs maîtres, par
inadvertance ou réflexe. Plus souvent que les voleurs, nous affirment
les statistiques.
Les dorades préfèrent Mozart
Il
descendait vers le port, chaque soir, portant son violoncelle. On
aurait dit un gros hanneton. Rond. C'était un monsieur distingué: il
semblait porter l'habit, le noeud papillon, tout en étant habillé comme
les pêcheurs. C'est un artiste, un concertiste, un professeur de
musique à la retraite, disaient ceux-ci. Un fada quoi...
Tant bien
que mal, il calait son énorme instrument au milieu d'une barque bleue.
Lançait le moteur. Le tap-tap du dièsel se cognait aux digues. Les
pêcheurs prenaient à droite, vers les hauts-fonds, face aux lumières de
la ville. Lui s'en allait à gauche, vers l'eau profonde des falaises.
Dans le velours luisant des vagues, il jetait l'ancre. Puis jouait du
violoncelle.
Il
jouait pour les habitants de la mer. Pour les muges qui tournaient
autour de lui, pour les orphies phosphorescentes, pour les dorades qui
remontaient de leurs secrets abîmes. Parfois, des dauphins arrivaient
de la haute mer, l'entouraient de leurs rondes. Ils venaient au concert
deux ou trois soirs de suite, puis repartaient vers la quiétude de
l'immensité.
Le vieil homme racontait aux pêcheurs que les poissons
l'écoutaient, que les dauphins chantaient. Ils aimaient les plaintes
graves de Bach, Mendelssohn, le jazz. Les dorades préfèraient Mozart.
Mais tous s'excitaient sur les improvisations qu'il lançait, en
s'adaptant à la réceptivité de son public. Les tons aigus. à la limite
du supportable pour l'oreille humaine, les agitaient particulièrement.
C'est
difficile à expliquer, s'excusait-il, mais je sais que certaines notes
les indisposent, que certains rythmes les grisent... J'essaie de
répondre à leurs attentes, à leurs humeurs. Pour communiquer avec eux,
non pas par des idées, mais par des états d'âme.
Les pêcheurs rigolaient: demain on vient avec toi... On appâtera avec
du Ravel!
Le
musicien souriait: ce sont mes amis. Mes invités. Nous faisons de la
musique ensemble. Demain vous prendrez à droite, comme d'habitude. Et
moi à gauche.
L'homme à genoux plante l'oignon
L'homme
est un animal qui, l'automne arrivé, gratte le sol pour y planter des
oignons. De tulipes, de jacinthes, ou de crocus. Il se met à genoux.
Non pour demander à quelque Dieu d'éloigner la taupe excavatrice, mais
parce qu'il a mal au dos.
Il a acheté des genouillères en plastique
vert, repérées dans un catalogue hollandais. De face, il ressemble à un
cul-de-jatte heureux. Cela se voit à son air béat et appliqué: il
calcule, tire des plans, aligne ses troupes d'oignons selon des
stratégies compliquées. L'homme a le bonheur
méthodique.
L'observateur
qui le voit enfouir des bulbes de jonquilles ou de scilles de Sibérie,
suppose qu'il se livre à quelque rituel. Ou ferait-il des provisions
comme l'écureuil? Des stocks d'os comme le chien?
Que non. L'homme
est un planteur pensant. Lui seul a remarqué, c'est admirable, que le
printemps a l'habitude de revenir à la mi-mars depuis des siècles. Il
compte que ses rêves de fleurs passent l'hiver.
Certains ne
supportent cependant pas d'attendre aussi longtemps. Ce sont de grands
enfants, ils veulent tout, tout de suite. Avec leurs paniers d'oignons,
ils rentrent dans leur maison. En annonçant qu'il pleut. Ou qu'ils ont
perdu leurs genouillères. Ou bien que le jardin est devenu trop
petit... Bref, ils trouvent une excuse. L'homme est un animal qui a
découvert l'impatience.
Alors il "force". L'amaryllis ou le lis,
s'il a des goûts de luxe, le perce-neige ou le muguet s'il reste
modeste. Dans la chaleur de l'appartement, il utilise la méthode
chinoise, sur gravier. Ou sur carafe, sur flacon, sur bocal, après une
razzia dans la cuisine. En lisant son journal, il guette du coin de
l'oeil la poussée de la tulipe hâtive. Il compte les jours, sermonne
les fleurs retardataires, fulmine après sa femme qui (perfide
vengeance?), a arrosé, soit-disant par inadvertance, sa jacinthe
"Innocence du Cap" avec du liquide à vaisselle.
L'homme songe: il se demande ce qu'il pourrait bien forcer d'autre
autour de lui. Le destin peut-être?
A vos marques!
Souvenez-vous:
naguère, on payait des hommes-sandwich pour qu'ils baladent le nom
d'une marque dans les rues. Puis les publicitaires eurent l'idée
d'imprimer le nom de leurs produits sur des tee-shirts et les
distribuèrent gratuitement. En ayant l'espoir que des gogos se
transforment ainsi en hommes-sandwich bénévoles. Incroyable,
l'attrape-nigauds fonctionna! Voyant cela, ils se dirent qu'il ne
fallait plus se gêner et vendirent leurs tee-shirts à prix réduits. On
en redemanda. Constatant qu'ils avaient sous-estimé la bêtise humaine,
ces habiles marchands appuyèrent de plus en plus fort sur le
champignon. Aujourd'hui, on vend plus cher un habit ou une valise,
s'ils portent visiblement imprimée la marque "prestigieuse".
Cette
évolution résume toute une époque. Qui n'est pas à la gloire du cochon
de payant, mais bien à celle de tous ces enfants de pub, dompteurs de
foules conditionnées.
Tout cela est de l'histoire ancienne. Hélas!
Le phénomène continue d'envahir notre vie, et l'emballage devient
toujours plus important que le contenu.
Vous offrez des fleurs: on
ne les juge qu'après avoir vu l'étiquette du fleuriste. Elles auront
beau être magnifiques, irréprochables, on fera la moue si elles
proviennent d'un supermarché. Vous apportez un gâteau: on s'extasie,
avant de l'avoir savouré, si le nom du pâtissier est connu. Personne
n'osera penser ensuite qu'il est quelconque, le label de qualité
anesthésiant tout esprit critique. Ca vient de "Machin", je l'ai acheté
chez "Grandchose"... Tout est dit. Nos papilles gustatives n'ont plus
qu'à se renier s'il le faut.
Bientôt, je crains que la mode des
plats cuisinés nous accommode à la même sauce. On apportera à table la
barquette de surgelé, pour faire constater la bonne marque aux
convives, on montrera le carton du plat conditionné par la chaîne
"Lécuse", on exhibera en grande cérémonie le sachet où la boîte de
conserves signés d'un fameux nom. Et donc très chers. J'entends déjà
ricaner les papes de la publicité qui nous feront avaler toutes ces
couleuvres...
A présent, quand on parle de laver plus blanc, plus blanc,
chaque jour plus blanc, c'est de lavage de cerveaux qu'il s'agit.
Quand on écrivait avec le nez
Décrivez
une carte postale: sujet de "composition française" quand, il y a belle
lurette, on essayait d'apprendre à écrire aux collègiens. Pratique
disparue. On est est aujourd'hui à démolir l'orthographe par ukases et
décrets. Alors vous pensez, donnez des leçons de style! D'ailleurs à
quoi cela servirait? Qui écrit aujourd'hui? Plus personne. On parle
avec trois mille mots (et parfois moins de mille nous confirme des
études sociologiques), on téléphone, on jargonne.
Les professionnels
de l'écriture, les journalistes, doivent se plier à certaines
techniques, efficaces certes, mais qui contrarient souvent leur
personnalité, freinent leurs élans et canalisent leur expression.
Démarche logique, je le répète, puisqu'il s'agit d'informer un lecteur
pressé, et non de construire une oeuvre d'art.
Restent les
écrivains. Dont les trois-quarts sont convertis à la lecture rapide et
à l'emploi de verbes limités à trois temps de l'indicatif! Se laisser
aller à plus de raffinements, même si c'est au détriment de la pensée,
coûte trop de lecteurs potentiels en moins. Qui ne recule, de nos
jours, devant les précieuses nuances d'un futur antérieur ou d'un
plus-que-parfait du subjonctif?
Mais à quoi bon grommeler comme un
ancien combattant? Touchant, mais ridicule. Comme de sortir les
souvenirs de mon professeur de français, qui nous proposait sa fameuse
carte postale.
"Comparez les écrivains du programme, disait-il. Les
uns écrivent avec leur nez: ce sont les odeurs qui les inspirent. Ils
nous font renifler le sujet dans ses moindres recoins et nous
restituent une ambiance olfactive. D'autres se servent des yeux, ne
voient que les couleurs. Ils tracent à grands traits, comme un peintre,
cadrent, équilibrent, puis retouchent. Certains privilégient les sons,
les rumeurs, les bruits. Ils savent nous faire écouter les plus confus
murmures et des musiques imperceptibles. D'autres n'utilisent que leur
intelligence: leur discours est rigoureux, un peu froid, il y manque la
fantaisie de l'émotion. D'autre encore...
Notez pourtant que c'est
toujours la même carte postale. Mais l'écrivain traduit, ne rend jamais
la réalité. Il interprète, modifie, se découvre. Le style, c'est
l'homme!"
C'était, cher professeur, c'était…
Le quatrième roi ne s'est pas dérangé
Ils
étaient quatre rois: Melchior, Gaspar, Balthasar, et... un autre dont
personne ne se rappelle le nom. Il était pourtant aussi riche, aussi
puissant. Commandait à autant de tribus. Possédait mille chamelles et
des troupeaux blancs qui formaient comme une mer. Dans ses coffres, il
y avait autant d'or, d'encens ou de myrrhe.
Quand il reçut
l'émissaire des autre rois, il fut fort contrarié: suivre une comète?
Quelle idée! C'était sûrement une lubie de ce Melchior, qui se piquait
d'astronomie. Pour aller où? Lui. avait des projets pour la semaine:
une fête en son palais, une chasse au faucon, une nouvelle favorite à
éblouir.
Abandonner ces plaisirs pour se lancer à l'aventure dans le
désert? Se faire secouer sur le dos d'un chameau ou trimbaler dans une
litière inconfortable parce que quelques mages ou devins prétendaient
qu'un messie était né? A des jours et des jours de caravane? De toutes
façons, il était sûr qu'on arriverait trop tard.
Le roi dont
personne ne se rappelle le nom, disait connaître la désastreuse
réputation de Gaspar. Un mystique, qui adorait mollement les idoles
d'or. Son coeur cherchait autre chose, assurait-on, et ses prêtres
murmuraient. Melchior ne valait guère mieux. Un illuminé, à la cervelle
ramollie par l'étude de vieux manuscrits. Quant à Balthasar, il était
généreux. Le pire défaut pour un roi. Des remords lui taraudaient
l'âme, riait-on, quand on tranchait la main d'un voleur.
Le roi dont
personne ne se rappelle le nom, renvoya l'émissaire en disant qu'on lui
faisait beaucoup d'honneur en pensant l'avertir. Mais, quel malheur, il
avait un rhume, une rage de dents, une cheville foulèe. On ne sait plus
trés bien. Les trois autres rois partirent donc sans lui.
Effectivement, ils arrivèrent avec plusieurs jours de retard dans une
étable de Béthléem. Qu'importe, celui qu'ils cherchaient était encore
là.
C'était il y a près de 2000 ans. On célèbre toujours Melchior,
Gaspar, et Balthasar. Le souvenir du quatrième roi, celui qui ne voulut
pas se déranger, est moins grand qu'un grain de sable du désert. Plus
personne ne se rappelle son nom.
Salut vieilles branches!
Avez-vous
eu des histoires d'amour avec des arbres? Combien de fois? Seul ou avec
d'autres? Il est temps de vous confesser. Car parmi les chocs affectifs
qui jalonnent une existence, il n'y a pas que les rencontres et
échanges avec des êtres humains, l'amitié d'un chien ou la complicité
d'un chat.
Si je regarde par-dessus mon épaule, je revois une
dizaine d'arbres que j'ai aimés dans ma vie. J'aperçois l'amandier de
mon enfance, adossé à un mur de pierres séches dans un jardin oublié.
Impatients, nous ouvrions d'un coup de dent ses fruits fragiles, encore
verts. Pour goûter l'eau de l'amande en formation, qui nous énervait la
langue de son amertume. Plus tard, on croquait sa blancheur à peine
solidifiée. A l'automne, nous cassions entre deux cailloux les
coquilles enfin durcies.
Un immense cerisier, planté comme une île
dans un océan de garrigues, connu de personne, émerge aussi de mes
souvenirs. Il fallait une heure de marche pour le découvrir et à
l'époque de la cueillette c'était notre trésor secret. On remplissait
paniers et musettes en dérangeant des pies, des merles pilleurs. On
repérait les traces du blaireau, qui la nuit devait se dresser sur ses
pattes de derrière pour atteindre les basses branches. Nous rentrions
fabuleusement fourbus.
Je me souviens d'un noyer penché sur un champ
de blé. Une faneuse, avec ses pattes de sauterelle rouillées, était
appuyé contre son tronc depuis des années. Nous faisions la sieste sous
son ombrage. En rêvant de douceurs diverses. Chaleurs...
Je revois
ce tilleul taillé comme une table, vibrant d'abeilles. Discussions
paisibles, jusqu'à l'heure des étoiles. Des moineaux s'y réfugiaient
pour la nuit, braillant, piaillant, se chamaillant pour les meilleures
places, comme des gosses ivres d'exister.
Je ferme les yeux, et sens
l'odeur de ce pin dont les pignons nous servaient de monnaie: mises aux
jeux de cartes, de billes, tractations diverses... Le gagnant ne
mangeait pas ses gains, mais les remettaient en circulation: froids
calculs déjà.
Que sont ces amis devenus? Certains sont morts pour du
béton. D'autres de vieillesse. Un ou deux résistent encore. Quand je
les revois, de loin en loin, j'ai envie d'embrasser la peau rugueuse de
leurs troncs.
L'histoire des bêtes du temps passé
Il
y a de grands hommes, dont l'histoire se souvient. Il y a de grandes
bêtes. On devrait faire des livres qui relatent la vie des animaux
extraordinaires à travers les temps. Et leur élever des statues.
Certes, sur nos places des chevaux sont coulés dans le bronze. Mais il
y a toujours quelque général dessus.
Comment les jeunes générations
peuvent-elles s'emballer pour les exploits d'un éléphant légendaire,
d'un hippopotame glorieux (j'en connais au moins un), ou d'un chien
ayant particulièrement bien défendu la veuve et l'orphelin, si aucune
reconnaissance posthume ne leur est accordée? Navrante ingratitude.
Heureusement,
il y a des exceptions. Quand je me baladais à vélo sur les chemins de
Camargue, l'un de mes buts préférés était d'aller saluer la tombe d'un
taureau. Il s'agit du plus grand cocardier de tous les temps, le fameux
Sanglier. Les "ficelles" que les razéteurs devaient essayer d'arracher
à ses cornes, atteignaient des sommes astronomiques: le Sanglier était
intouchable.
Il devint un dieu pour les Camarguais et mourut de
vieillesse en 1933. Tous les musées taurins se disputèrent sa
dépouille, mais le manadier refusa. Quand il fut enterré au Cailar, il
y eut autant de monde que pour les funérailles du marquis de Baroncelli
lui-même.
Autre témoignage: deux cents Américains viennent de
célébrer le 50e anniversaire de la mort d'un chien. C'est dire! Ce
chien de berger nommé Shep, fidéle entre les fidèles, suivit le
cercueil de son maître un jour d'août 1936. Jusqu'à la petite gare de
campagne de Fort Benton, dans le Montana, où un train l'emporta.
Dès
cet instant, il revint inlassablement attendre les quatre trains
quotidiens. Chaque fois, il suivait attentivement la descente de tous
les voyageurs, puis repartait trottinant. Le maître reviendrait
peut-être demain... Shep attendit ainsi jusqu'au 12 janvier 1942. Ce
jour-là, devenu sourd et presque aveugle, il fut surpris par son
dernier train qui l'écrasa.
L'heure est venue de promener le chien
Il
promène son chien. Mais on voit que c'est un débutant dans l'art de
promener les chiens. Les habitués du parc le lui font bien sentir: ils
le suivent des yeux, et murmurent entre eux. Qui est ce néophyte? Il a
trop d'allure. Pardessus de bonne coupe, gants fins, chaussures
impeccables.
Je sais ce que les habitués murmurent: Monsieur X.
vient de prendre sa retraite et promène son chien. Hier encore, il
était haut fonctionnaire, diplomate, chef d'entreprise... Aujourd'hui,
il attend que son caniche lève la patte ou s'accroupisse. Dans le
caniveau! fulminent à distance les habitués. Il y en a je vous jure...
Monsieur
X. ne sait pas très bien ce qu'il fait là, chaque matin, chaque soir.
La transition a été si brusque. Il avait oublié l'échéance
administrative, pensait qu'un homme de sa valeur pouvait poursuivre
au-delà de l'âge fatidique. Et puis cette alerte cardiaque, l'arrêt
brutal, le verdict des médecins: n'oubliez pas d'aller promener votre
chien, deux fois par jour. Il vous faut marcher!
Si j'arrêtais
Monsieur X., je sais bien ce qu'il me dirait, très vite: ce qu'il a
été, sa réputation, sa carrière. Qu'on le reconnaisse, qu'on lui rende
l'honneur qui lui est dû. Qu'on ne le confonde pas avec n'importe qui.
Qu'on ne croie surtout pas qu'il est un promeneur de chien ordinaire.
Il
y aurait de la douceur dans son désarroi. De l'incompréhension. Depuis
quelques mois, il ne se reconnaît plus dans le regard des autres. Et en
effet, se ressemble-t-il? Il doute. Pourquoi le salue-t-on différemment
à présent? Pourquoi ce soupçon de familiarité, soudain?
Monsieur X.
promène son chien. Maintenant, il vit dans un monde où on a du temps.
Beaucoup de temps. Tout son temps. Il va s'adapter, doucement. Dans
quelques mois, il aura récupéré du pouvoir au bout de sa laisse: ce
clebs lui obéira! Il ne dira plus à tout bout de champ qui il est, ne
brandira plus son passé comme un étendard. Ne portera plus ses gants de
cuir fin.
Il fera partie des habitués. M. X a pris sa retraite et promène son
chien.
La faute au cerfeuil
Il
paraît que c'est la saison des hornbostels. D'après Alexandre Vialatte,
ce sont de petits rongeurs qui mènent une existence extrêmement
poétique. Au bord de grands lacs, candiens de préférence. Ils sont
sensibles à la musique: le soir, ils écoutent le crapaud. En famille.
Apprivoisés,
ils arrivent à compter jusqu'à 2. On leur interdit de brouter la tige
du cerfeuil, qui les rend stériles. Si on peut parler encore d'eux,
c'est bien grâce à leur légendaire obéissance.
Le hornbostel est-il
un animal imaginaire? Qu'on me prouve qu'il n'existe pas, et nous
reparlerons de l'affaire, rétorque Vialatte vexé. Qui, après réflexion,
ajoute prudemment que le hornbostel est peut-être un cousin de
l'albatros. C'est dire qu'il vole très, très haut... Avant que l'homme
n'arrive à l'apercevoir dans le soleil, il pousse le "hoquet du pygmée"
et disparaît d'un coup d'aile.
Personnellement, j'ai des doutes.
J'ai vérifié dans le dictionnaire, et appris que Hornbostel était un
musicologue autrichien. Qui certes, appréciait le chant du crapaud,
mais pas exclusivement.
Cela dit, j'aime autant les animaux
imaginaires que les autres. La licorne par exemple. Cette cavale à la
longue corne unique et torsadée, symbole de puissance et de pureté. Qui
a traversé les époques, de la Chine ancienne aux temps médiévaux. Le
léviathan, monstre marin des origines, qu'il faut bien se garder de
réveiller. Le phénix, une sorte de poulet qui renaît sans cesse de ses
cendres: résurrection et immortalité. Le dragon, qui crache du feu
comme un chalumeau et se plaît sur le dos des tatoués.
Le cheval
ailé, qui galopait dans les airs, figurant l'impétuosité des désirs. Le
marsupilami, plus proche de nous, la poule aux oeufs d'or, la jument
verte... Et le sîmorgh persan, cet oiseau fabuleux qui parle aux hommes
et réapparaît quand on brûle une de ses plumes.
Si on réunissait ces
bêtes dans un jardin zoologique extraordinaire, on serait où aller
promener les enfants le dimanche. Hélas! Elles ont toutes disparu.
Elles ont dû manger trop de tiges de cerfeuil.
Rupture et marketing
Dans
votre boîte à lettres, vous recevez des messages publicitaires écrits
selon les dernières techniques de vente par correspondance. Rien n'est
laissé au hasard. Chaque mot, chaque virgule, sont pesés pour obtenir
une efficacité maximum. Chaque phrase est un piège sophistiqué. La
méthode est si au point qu'elle est codifiée, enseignée.
Bien
entendu, ceux qui emploient ces stratégies dans la vie professionnelle
les utilisent dans leur vie privée. Voici une lettre de rupture,
envoyèe par un des ces fringants concepteurs:
" Divine SUZANNE,
"
Tu vas être heureusement surprise, mon amour, en recevant cette superbe
bague avec diamant, montée sur or gris, de chez "Barpels &
Barpels". Elle est à toi pour toujours, quoi qu'il arrive.
"Je l'ai
choisie, ma SUZANNE, en pensant à tout le bonheur que tu m'as donné.
Pourquoi un cadeau aussi fou? Parce que tu es ma folie. Ma griserie.
Mon champagne...
"Mais peut-on boire du champagne tous les jours? En
réalité, pétillante SUZANNE, je commence à avoir la gueule de bois. Je
t'avais prévenu: à l'instant où je m'attache, je me détache. J'allais
perdre pied dans l'océan de ta tendresse. Me noyer dans un amour trop
grand pour moi. Te gâcher tes plus belles années. Quel égoïste j'étais!
"J'ai
relevé dans mon fichier (tu resteras toujours présente dans la mémoire
de mon ordinateur), que nous nous connaissons depuis huit mois. Je n'ai
plus le droit de te laisser croire, claivoyante SUZANNE, que tu as
rencontré l'homme de ta vie. Cette parenthèse dans mon existence si
futile, demeurera comme un paradis perdu. Je t'ai aimé beaucoup,
passionnément. Pas du tout en imaginant cette fin. Qui sera digne, j'en
suis sûr. Comme il convient entre deux adultes lucides et responsables."
Cette
lettre expédiée, le publicitaire sait comment va réagir l'amante
larguée. Sur ses graphiques, sont indiquées les courbes de la rage, de
l'abattement, de la résignation. Son téléphone sera coupé une semaine.
Il partira en vacances. Ne reverra, s'il le faut, la délaissée que
trois mois plus tard. Au bras d'une autre. Les règles du marketing sont
impitoyables.
Façade ocre et volets verts
C'est
une maison de village devenue maison de ville: au fil des siècles, la
bourgade a pris du galon. Les parchemins parlent déjà d'elle il y a
mille ans. Actes de vente, documents notariaux. Interminable histoire
d'amour dont on a gardé les lettres. Les noms des propriétaires se
succèdent. Chassé-croisé de maîtres éphémères, ou fidélité d'une
famille durant plusieurs générations. Accaparement qui se termine
chaque fois de la même façon: il a fallu vendre pour contenter de trop
nombreux héritiers.
Ces tribulations humaines ont laissé la maison
de pierre. Bâtie sur le roc, elle défie le temps comme la mer.
N'a-t-elle pas résisté aux invasions, aux guerres, à l'incendie? Aux
tremblements de terre également, une chronique l'atteste.
Ses
proportions n'ont jamais varié: cinq étages de murs épais, percés de
hautes et étroites fenêtres. Coincée dans un groupe d'autres bâtisses,
qui tirent leur force commune de cet épaulement. Pour faire front.
Sur
d'anciennes gravures, signées d'inconnus, on l'aperçoit. Avec ses
escaliers extérieurs, ses lourds balcons. Tiens, sur ce tableau, un
bougainvillier couvre sa façade... Mais il s'agit probablement d'une
interprétation de l'artiste: les fleurs roses font joli.
Plus tard,
l'invention de la photographie permet des témoignages plus précis, plus
rapprochés. Au rez-de-chaussée, on voit ainsi défiler les occupants. Un
forgeron, sur les clichés les plus jaunis. Puis un serrurier: son nom
est fièrement inscrit sur l'échoppe. Suit un maréchal-ferrant, et l'on
voit des mulets attachés devant la porte. Sur cette photo, des enfants
jouent en costume, ou plutôt en haillons d'époque. Voici un bistrot,
avec une réclame géante de quinquina. Et maintenant un restaurant...
Désormais,
la maison est classée. Plus personne n'osera la toucher. On la repeint
tous les dix ans, du même ton ocre. Vert algue, pour ses volets à la
vénitienne. Que garde-t-elle de cette accumulation de destins, de ces
rires, de ces pleurs qui ont imbibé ses murs depuis tant de siècles? Un
surcroît d'âme.
Le vrai nom de la caravelle
Cette
année, on va donc redécouvrir l'Amérique. L'anniversaire de l'événement
nous vaudra un raz de marée de livres, de films, de spectacles et
d'opérations publicitaires tous azimuts.
Tout le monde profite de
l'aubaine, moi le premier: ce bon Christophe me donne un sujet de
chronique, et cette raison est suffisante pour que je lui pardonne les
excès que sa croisière a entraînés.
Ma contribution se résume en une
question, que je pose brutalement à l'amiral: pourquoi diable avoir
choisi trois bateaux portant des noms de putes? (Excusez-moi: le
langage des marins n'est pas celui de la reine Isabelle.)
Ne
sursautez pas. Voici la démonstration, avancée par les historiens les
plus pointilleux, les étymologistes les plus sourcilleux.
La
"Pinta", tout d'abord. Ce qui signifie la "maquillée". A cette époque,
le terme était synonyme de "femme de peu", "femme de rien". De fille de
rue ou de bordel. Les femmes dites "honnêtes" ne se maquillaient pas,
et si on avait l'audace de les en soupçonner elles piquaient un fard...
(Je sais: le français est une langue accablante).
La "Nina", veut
dire la petite, surtout dans le sens de "fille légère". Celle dont la
vertu pèse peu. Qui ne se fait pas prier longtemps et sert volontiers à
chacun. Elle aime rire en regardant les hommes dans les yeux. C'est une
"nina", quoi!
Et la troisième caravelle?
Je vois que vous
m'attendez au bastingage: la "Santa Maria", doux Jésus, auriez-vous
l'impudence de prétendre que... Bien sûr que non, braves gens. Mais
justement, cette caravelle ne s'appelait pas la "Santa Maria", mais la
"Maria Galante"! Un nom de prostituée.
Colomb, une fois le succès
assuré, dut être ennuyé. Pareil détail risquait de ternir la belle
histoire. Est-ce lui, ou la tradition, qui changea le gênant patronyme
en un saint nom? Toujours est-il que la morale (contrairement aux
Indiens) fut à jamais sauvée. Gardez tout ça pour vous.
Fier comme Artaban
Que
reste-t-il d'une vie consacrée à l'écriture? Parfois un titre, une
réplique, une expression. Réussite déjà appréciable. Le nom de l'auteur
est oublié certes, mais enfin il a donné au monde deux ou trois mots.
Il a gâché sa jeunesse, qui aurait pu être belle, son âge mûr, et la
tranquillité de sa vieillesse, à gribouiller des piles de livres. La
postérité retient de lui une phrase! Si c'était à refaire, et au vu du
résultat, il ne s'acharnerait sans doute pas autant. A moins qu'il ne
s'agisse d'une névrose, cas le plus fréquent.
L'histoire de Gautier
de la Calprenède est édifiante à cet égard. Cet auteur publia, entre
autres sommes, de 1647 à 1658, un roman de cape et d'épée en douze
volumes, vingt-quatre livres,
et 4153 pages! Intitulé Cléopâtre. Un
travail de titan, de Romain, et de stakhanoviste réunis.
Cet énorme
feuilleton, à la fois roman galant, épopée guerrière, et recueil de
vaseuses considérations politiques, était dédié à Condé. Ce prince, qui
batailla toute sa vie, fut accablé par la goutte en fin de vie.
Tourment qui le poussa à protéger des écrivains: Bossuet, qui prononça
son oraison funèbre, Boileau, Racine, Molière, ou La Bruyère. Ne vous
étonnez pas de voir La Calprenède jouer dans cette cour des grands: il
fut l'un des auteurs les plus lus de son siècle!
L'un des multiples
personnages mis en scène par son imagination à tiroirs, se nommait
Artaban, souverain parthe du 2e siècle avant J-C. Arrogant en diable,
pétri de morgue et d'orgueil. Boileau, commentant le caractère de ce
héros, l'associait à celui de l'écrivain, né dans le Périgord: «Toute
l'humeur gasconne en un auteur gascon! »
Toujours est-il que l'on
dit encore aujourd'hui « Fier comme Artaban ». Seize lettres: c'est
tout ce qui reste de milliers et de milliers de pages. Je le répète,
c'est beaucoup. Tout le monde ne peut en dire autant.