Un peu de soleil le matin (3)





Chroniques de la vie qui passe



Pique-niques d’antan



Les jours racourcissent, les brumes s'installent, les grives passent. Il est temps de faire des bilans sérieux. Que peut-on retenir de cette année ? Pour ma part, j'ai noté que le pique-nique est tombé en désuétude. Un changement de moeurs fondamental, qui illustre bien la dérive de nos sociétés.
Autrefois, au premier soleil, les citadins s'éparpillaient dans les campagnes. Sortaient du coffre de leur voiture des nappes à carreaux, des paniers de victuailles, des bouteilles. On mangeait des sardines en boîte, à croupetons dans les fourmis. On grillait des côtelettes, on partageait des gâteaux. Rires et chants.
Les gamins se perdaient dans les fourrés, les amoureux aussi. Le grand-père faisait la sieste. On rentrait avec des herbes dans les cheveux et des piqûres de guêpes. Plaisirs simples.
Puis le progrès arriva. On ne partit plus qu'avec des chaises, des tables pliantes, et le barbecue. Qu'il fallait alimenter au charbon de bois. Les viandes avaient le goût de l'allume-feu, entre éther et pétrole.
Le grand-père écoutait un match sur sa radio portative, et dans la forêt on entendait hurler «Gôôôal»! Ce qui dérangeait les amoureux dans des moments cruciaux. C'était moins bien.
Peu à peu, printemps après printemps, les hordes de pique-niqueurs diminuèrent. Au soulagement des paysans qui mirent moins de barbelés autour de leurs champs. Bientôt, on n'aperçut plus que des familles méditerranéennes, plus attachées à ces rites champêtres et conviviaux, à l'orée des bois. Le dimanche, une clairière est un salon plus vaste pour réunir les amis.
Hélas! Ces irréductibles se lassèrent eux aussi. Il leur semblait qu'il y avait plus de fourmis qu'avant, que les guêpes piquaient davantage. De toutes façons, les gosses râlaient: un déjeuner sur l'herbe, avec tartes et grenadine, ne faisait pas le poids face à un big-mac arrosé de coca. Les amoureux préfèrent le studio d'un copain, le grand-père ne décolle plus de la télé.
Faut-il se lamenter ? Tout a une fin en ce monde. Comme aurait dit Daudet, il faut croire que le temps des piques-niques est passé, comme celui des coches sur le Rhône et des jaquettes à grandes fleurs.


Goûteurs d’huiles d’olive



Le verre est ballonné, comme un ventre de notaire. Puis se resserre vers le haut, pour favoriser la montée des arômes. Légèrement bleuté, afin d'éviter que la couleur du liquide n'influence les experts.
Sous les châtaigniers, les bouteilles d'huile sont alignées sur la pierre du moulin. Seul un numéro les différencie. Odeurs puissantes de l'olive broyée. Tiédeurs de l'avant-printemps. Très loin, la Méditerranée cligne de l'oeil.
Les membres du jury se préparent la bouche en croquant un quartier de pomme. Il y a là les
« producteurs »: titre ronflant pour les propriétaires des quelques olivaies qui argentent les collines. Les « consommateurs »: soit les maires de deux ou trois villages, une vieille « goûteuse » au museau de fouine, un papé connu pour son « palais d'or ». Et enfin les « techniciens », des gens qui ont fait des études, envoyés par la direction départementale de l'agriculture.
La dégustation commence. Les huiles, portées à 28 degrés, sont versées. Les experts hument, tâtent de la langue, ferment les yeux, recrachent. Inscrivent des notes sur leurs carnets. Mâchent un morceau de pain, pour remettre leurs papilles à zéro. Échangent leurs impressions:

- Tiens, celle-ci a un arrière-goût de reinette... Avec peut-être une pointe d'acidité... Qu'en penses-tu Gaston?
- Je préfère la No 8. Elle est franche, douce... Ah c'est dommage, un peu métallique en fin de bouche...
- Mais non! dit le papé. C'est la meilleure. Elle sent l'olive fraîche. Franche, pas fadasse! C'est une huile de paysan, vraie, sûre d'elle. Solide et sans chichis. On l'a pressée aussitôt après la récolte: les fruits n'ont pas attendu trois semaines au fond d'une cave...
 - C'est vrai, approuve la vieille. La No 7 a un petit goût de moisi. Imperceptible, mais il est là. La 12 n'a pas de goût du tout: c'est une huile pour Parisiens! La 15 est aigre, la 18 amère... Et la 7 a été faite avec des mélanges d'olives trop mûres et trop vertes... Je n'en voudrais même pas pour ma machine à coudre!

L'unanimité étant faite, on révèle le nom du lauréat. Qui serre les mains, fier comme Artaban. On mange du pain frotté d'ail, trempé dans l'huile gagnante. On boit un vin aigrelet qui n'est bon qu'ici. Et l'on est heureux sans penser à l'être.



Histoire d'un surnom



Rondouillard. Replet. Bouboule. Il avait traversé les années d'enfance en roulant d'un sarcasme à l'autre. Bien sûr, il aimait les sucreries et avait toujours un petit creux... Il grignotait sans arrêt comme un hamster. On l'appelait «Le Gros».
A huit ans, un événement insolite l'avait marqué. C'était l'époque des cerises. Avec les copains, il avait grimpé sur un arbre immense, criblé de bigarreaux. Plus haut, toujours plus haut. Il se gavait de fruits, branche après branche, et s'était hissé jusqu'à la cime, là où les cerises, gorgées de soleil, sont les plus belles, les plus juteuses.
Soudain un craquement, la panique: «Le Gros» était coincé dans l'arbre! Quels rires sous lui! Comme un chat imprudent, il n'osait plus monter ni descendre. Il supplia, implora, pleura. On le laissa crier lamentablement une heure ou deux. Cruautés enfantines.

A l'adolescence, «Le Gros» commença à croître aussi en hauteur. Sa carrure s'affirmait, ses muscles durcissaient, ses poings se faisaient lourds. Toute cette force restait cependant enveloppée de graisse, et après celui de la balance, il y eut le verdict du médecin. Un régime devenait indispensable...
«Le Gros» apprit à mieux se nourrir, fit du sport, partit au service militaire. Au retour, c'était un colosse. Son surnom lui restait toutefois, par habitude. C'est ainsi que se forgeaient jadis les noms de familles. Ces Legros, ces Legras, ces Lefort qui emplissent nos annuaires, savent-ils à quel ancêtre mille fois moqués, tombés peut-être d'un cerisier, ils doivent leur patronyme ?

Un incident allait changer le cours des choses. Roulant les mécaniques à cause d'une demoiselle, il ne supporta soudain plus au bistrot qu'on l'appelle «Le Gros» et secoua d'importance un ancien copain:
- Je ne suis plus gros, hurla-t-il. J'ai suivi une cure! Une cure! Vous le savez bien! «Le Gros», c'est fini. Le premier qui le répète, je l'écrabouille!

Tout le monde se le tint pour dit. Et jusqu'à la fin de ses jours, on ne l'appela plus que «La Cure».


Allez à Soleil 4
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