CHRISTIAN VELLAS
 
 
 
 
 

OMER

  
 
Préfère le Désespoir des singes
 
 
 
 
 
 
Faire le tour d'un village est le moyen le plus commode pour faire celui de la nature humaine. Il suffit de siffler son chien, de marcher un peu, d'écouter beaucoup, de discuter passionnément. Et même à la folie si l'on finit par tomber sur Omer, ce bavard magnifique.
 
D'une anecdote, il fait un opéra. Acteur sublime, il joue un rôle en permanence, que ce soit pour raconter comment le gros George dévale une pente entraîné par son ventre, et n'arrive à s'arrêter que quand la route remonte, ou pour mimer la détresse d'un troupeau de Parisiens à la dérive dans un océan de moutons.
 
Sur son carnet des commissions, taché de cambouis, il note de profondes pensées: «Pour être sûr d'une femme, mieux vaut lui offrir un coquelicot qu'un champ de blé!"»
 
Omer griffonne aussi des dessins, des croquis, tire des plans sur toutes les comètes qui passent dans sa tête. Il traque l'invention, la combine, le truc génial... Omer ne trouve jamais rien. Mais quel chercheur! admirent ses amis.
 

 


 





Omer aimait
la chasse aux tourdres,

le miel d' artichaut,

les mouchoirs solides,
et par dessus tout
les veuves bien en chair.

 
 
 
 
 
 
 
Avant-propos
 
 
 
 
Ce livre pourrait ne pas avoir de fin. A-t-il seulement un commencement? Il parle d'un village de Haute-Provence, où l'on arrive par tous les chemins, et met en scène le plus étonnant de ses habitants, Omer, qui n'est jamais là quand on le cherche. Dans ces conditions pourquoi vouloir imposer un ordre quelconque? Mieux vaut se laisser aller où le pas conduit.
Faire le tour d'un village est le moyen le plus commode pour faire celui de la nature humaine. Dans une petite communauté, où chacun se connaît, se juge, s'aime et se hait, où rires et rognes sont partagés, toutes les passions des hommes sont résumées.
Il suffit de siffler son chien, de marcher un peu, d'écouter beaucoup, de discuter passionnément. Et même à la folie si l'on finit par tomber sur Omer, ce bavard magnifique. D'une anecdote, il fait un opéra. Acteur sublime, il joue un rôle en permanence, que ce soit pour raconter comment le gros Georges dévale une pente entraîné par son ventre, et n'arrive à s'arrêter que quand la route remonte, ou pour mimer la détresse d'un troupeau de Parisiens à la dérive dans un océan de moutons.
Omer est capable de tout, même du meilleur. Il dépanne votre mobylette avec une épingle à nourrice, connaît la potion pour guérir la colique du chat et celle de la grand-mère, s'intéresse à la réparation des coeurs brisés. Hélas! Par la persévérance facétieuse du destin, ses bonnes intentions débouchent souvent sur des catastrophes, ses inventions farfelues tournent mal, ses idées géniales virent au fiasco.
Toute sa vie Omer eut bon coeur et grande gueule. Resté seul, ce vert sacripant ne voulut pas renoncer à la compagnie des dames, ce qui à son âge choqua et amusa à la fois. Défenseur assidu de la veuve, il plaidait aussi vigoureusement pour les jeunes. Ses colères résonnaient alors dans tout le village: Crénom la Marie, tu t'es envoyée en l'air bien pire que ta fille! Et toi, le Gaston, on t'a ramassé soûl comme un cochon plus souvent que tes trois fils réunis. Voulez-vous que je vous rafraîchisse la mémoire?
Il aurait fallu payer Omer comme le garde champêtre ou le cantonier, son franc-parler étant indispensable à la bonne santé mentale de la communauté. Au fond, disait-il, il y a beaucoup de braves gens par ici... Et les bons ne sont pas tant mauvais!
 
Christian Vellas
 
 
 
 
 
 
 
1. La porte de derrière
 
 
 
Omer arriva tout droit au paradis. Comme tout le monde. Car l'enfer n'existe pas, sauf sur terre. Omer était content: il avait apporté un bouquet de lavande, ça fait toujours plaisir, et ne sentait plus ses rhumatismes. Une seule chose l'ennuyait: il n'avait pas envie d'entrer par la grande porte, où les anges demandent le laisser-passer et vous tamponnent une croix sur la main. Où l'on joue de la trompette pour tous les arrivants, que ça fait un pétard de tous les diables... (Oh pardon!)
Omer se dit qu'il y avait sûrement une petite porte de derrière. Il commença donc à faire le tour des murailles de nuages, et rencontra tout d'abord un grand séraphin, qui ne levait pas les yeux au ciel, puisqu'on y était, mais qui les levait quand même, par habitude. Il lui demanda:
- Hé l'ami séraphin! N'y-a-t-il pas une petite porte de derrière pour entrer au paradis sans se faire trop remarquer?
- Impossible! Tous les nouveaux doivent passer par la grande porte. C'est le règlement.
Omer le laissa filer, et arrêta un saint à auréole:
- Brave saint, n'y-a-t-il pas une petite porte de derrière pour entrer dans le paradis en douce?
- Tu as respecté les dix commandements puisque tu es ici (ou alors Il t'a pardonné, comme à son habitude...). Donc tu as droit à l'entrée principale. Il n'y a pas d'autre issue.
Omer le quitta, et interpella un bienheureux qui chantait des cantiques a cappella:
- Belle voix l'ami! Mais peux-tu me dire s'il n'y a pas une petite porte de derrière pour éviter le comité d'accueil?
- Ne cherche pas: on entre par là et pas ailleurs. C'est la marche à suivre. Les autres voies sont impénétrables.
Omer se décourageait quand tout à coup, miracle (un vrai, d'origine), il aperçut une porte étroite sous un massif de roses et de jasmin. Il se glissa dans le paradis, et paf! Dieu, qui voit tout, était là:
- Bienvenue Omer, lui dit-il. N'aie pas peur: il y a beaucoup de façons d'entrer dans ma demeure. J'aime autant ceux qui parviennent jusqu'à moi en passant par les petites portes de derrière, que ceux qui arrivent par la grande. Pourquoi ne le sait-on pas assez?
Tiens, voici le huitième compte rendu de l'ange vérificateur pour tes dix dernières années terrestres. Il semble te connaître comme un voisin ou un ami, mais ne cherche pas: c'est bien l'ange matricule 29.121.937 qui parle de toi. Certes, ce ne sont que des annotations éparses, des bouts de ta vie gribouillés à la va-vite par un fonctionnaire céleste surchargé. Cela a suffi pour me faire une idée. Lis-le, ça te rappellera des souvenirs...
Et merci pour la lavande.
 
 
 
2. La vraie place du fauteuil rouge
 
 
 
Pour ses 80 ans, Omer avait reçu un fauteuil. Cadeau collectif d'une parentèle éloignée. Autant offrir un couteau à une poule! Omer avait été vexé, mais n'en avait rien dit.
C'était un fauteuil recouvert de velours rouge. Majestueux. Un fauteuil de juge, ou de roi de théâtre. A contrecoeur, Omer l'avait déclaré confortable: il s'asseyait en face de lui, sur sa chaise de paille, et posait ses pieds dessus.
Au bout de huit jours déjà, il l'avait chassé de la cuisine. Il occupe toute la place, avait-il trouvé comme excuse. Relégué dans une chambre, il servait d'étagère et de porte-manteau. Puis quelques mois plus tard il passa au débarras et on n'en parla plus.
A cent mètres de la maison d'Omer, au sommet de la colline, sous un tilleul, le panorama était admirable: on découvrait toute la vallée de la Durance, ses affluents, des montagnes blondes et le village d'en face.
Les vieux se réunissaient là de longues heures, pour dire du mal du premier venu et du dernier arrivé. Sans méchanceté, juste pour passer le temps. Ils s'asseyaient sur le banc offert par le maire au Club du 3e âge, la veille des dernières élections municipales.
Un jour, Omer arriva en retard et dut rester debout. Le lendemain, il chargea son fameux fauteuil sur une charrette et l'amena sous le tilleul. Grandiose! C'était bien là sa vraie place.
Tout de suite, Omer se réconcilia avec ce siège si longtemps méprisé et y prit ses aises. Cette position privilégiée lui assurant un surcroît d'autorité, il présida dorénavant comme Saint-Louis. En partant, il n'oubliait jamais de protéger son fauteuil sous une feuille de plastique, et râlait contre les oiseaux qui se laissaient aller à des crimes de lése-majesté.
Dans le paysage, le meuble ressemblait au point rouge d'un tableau de Miro. Indispensable.
Quand les estivants demandaient la maison d'Omer, on leur expliquait avec naturel: Vous êtes sur le bon chemin, c'est à gauche, cent mètres après le fauteuil rouge...
 
 
 
3. Le Désespoir des singes
 
 
 
 
Au pays d'Omer, il y a des cyprès, des pins, encore quelques oliviers. Des lauriers-roses, mais c'est l'extrême limite: on les plante en plein midi, et ces délicats se laissent néanmoins mourir de froid, une fois en moyenne par décennie. On y trouve aussi des noyers, des chênes kermès, les derniers figuiers. Bref, toute la flore de la haute Provence. Mais il n'y a pas, même dans les parcs de notaires, de "Désespoirs des singes"...
Dans quel catalogue Omer avait-il repéré cet arbre exotique à l'allure étrange? L'araucaria du Chili lui avait plu tout de suite. Parce qu'il ne ressemble à aucun arbre d'Europe.
Ce conifère à l'air d'une immense arête de poisson plantée en terre. Ses branches raides se dressent vers le ciel et ne portent pas de feuilles. Mais des sortes de grosses écailles triangulaires, qui se recouvrent les unes les autres, en tournant en spirale. Cette carapace de léviathan, cette armure de chevalier teutonique, aux pointes dures et acérées, décourage n'importe quel grimpeur malgrè ses allures d'échelle. D'où son surnom: le Désespoir des singes.
Omer, fasciné par tout ce qui est insolite, s'était renseigné. L'araucaria pousse sur la Côte d'Azur. Pourquoi pas devant sa maison, abritée du mistral par une butte coupe-vent et un rideau de cyprès? L'expérience valait d'être tentée.
Il commanda un plant, le veilla comme un enfant fragile. Lui donnant la meilleure terre, le meilleur fumier, et même des engrais "scientifiques". Au village, l'arbre faisait rêver. Les petites vieilles en faisaient un but de promenade, en ayant l'impression de visiter l'Amérique:
- Comment va ton Désespoir, Omer?
- Comme vous voyez: en pleine forme! Si les premiers hivers le laissent grandir, ensuite il ne craindra plus le gel...
Il y a maintenant vingt ans que l'araucaria prospère. Il atteindra bientôt dix mètres de haut. Ses longs bras couverts d'écailles le font repèrer à des centaines de mètres à la ronde. Les estivants le photographient en gloussant.
Ce Désespoir des singes, c'est le bonheur d'Omer.
 
 
 
 
4. Le gros péché du curé Pan-Pan
 
 
 
 
C'était un curé chasseur. Du temps où les curés ne sortaient qu'en soutane. Il arpentait les garrigues, noir comme un échalas, son vieux douze plié sur le bras. On l’avait surnommé Pan-Pan parce qu'il doublait tous ses coups sur le gibier, convaincu d'avance de sa maladresse.
Pan-Pan avait une chienne, rousse comme diable, qui lui en faisait voir de toutes les couleurs. Surtout quand elle était en chaleur et que les chiens de deux ou trois villages envahissaient le jardinet de la cure. Lui, qui n'osait demander en confession si vous aviez de mauvaises pensées ou de vilaines manières, devait alors harnacher son effrontée Matine (on ne savait si ce nom se rapportait à l'office nocturne, ou au caractère coquin de la dite: d'où le flou sur l'accent circonflexe...), d'une ceinture de chasteté grillagée. Attirail qui faisait bien entendu ricaner les minots, poseurs de questions faussement naïves: Pan-Pan bredouillait, se fâchait, prétendant pour finir que c'était pour qu'elle ne se déchire pas dans les ronces et les gratte-cul!
J'oubliais: ce curé était redoutable à la pétanque. Le dimanche, après la messe et le sermon, qui était soit une engueulade, soit un discours politique, ou bien encore le descriptif d'un devis pour la réfection du clocher, il faisait équipe avec Omer, contre le maire et l'instituteur. Tireur émérite, il ratait rarement une boule, mais pour les coups difficiles se signait avant. Ce qui faisait râler l'instit: Curé, vous trichez! Avec votre Bon Dieu, vous jouez à trois!
Pan-Pan commit un gros péché au cours de sa vie: il vola une cloche de 165 kilos. Certes, celle-ci appartenait à l'église d'un village abandonné par ses habitants, plus haut dans la montagne. Mais il oublia de demander les autorisations nécessaires. Avec une équipe de solides paroissiens, il alla la kidnapper quasiment de nuit.
Le dimanche suivant il y avait donc, miracle, deux cloches au campanile. Pan-Pan les faisait sonner avec une scandaleuse absence de remords.
A toute volée, disait-il même, en clignant de l'oeil...
 
 
 
 
 
5. Omer réinvente l'hameçon
 
 
 
 
 
Omer passa une bonne partie de sa vie à essayer de réinventer l'hameçon. Il ne pouvait admettre que ce crochet rudimentaire, créé par un bricoleur préhistorique, n'ait jamais évolué depuis. Ou si peu. La belle affaire que l'os ou l'épine aient été remplacés par le fer et l'acier! Le principe, génial dans sa simplicité, restait immuable.
Cette perfection originelle troublait Omer. Pêcheur de truites, il estimait que l'hameçon devait progresser. Enfiler un ver long et étroit, sur un fer recourbé qui dépassait inévitablement, lui semblait un non-sens. Ce problème lui tortillait l'esprit.
Omer confectionna mille sortes d'hameçons. A plusieurs ardillons, droits comme des pointes de flèches. Des tordus, en zigzag, en spirale, en losange, en carré. Il imagina des hameçons à ressort, avec déclenchement retardé. En forme de poire d'angoisse. Il pensa à des leurres comestibles, qui ne libéraient leur piège qu'une fois la digestion du poisson commencée...
Il tordait des kilomètres de fil de fer pour faire des prototypes, forgeait, trempait, testait. Une obstination pareille émerveillait le village. Cet Omer, disait-on, il ne trouve jamais rien, mais quel chercheur!
Devant les sceptiques, et parfois les rieurs, il répétait sans cesse: "Il est impossible, rigoureusement im-po-ssi-ble, que l'invention d'un sauvage ne puisse être améliorée par l'homme du XXe siècle!" (Pour cela, on le surnomma un temps "L'homme du 20e". Ce qui intriguait les Parisiens.)
Omer ne parvint pas à perfectionner l'hameçon. Cet échec le hantait. Jusqu'à sa mort, il se promena avec des crochets bizarres plantés dans des bouchons. Au bistrot il les sortait, discutait, interrogeait:
"Avez-vous une idée? Je suis sûr qu'on peut faire mieux... Mais tout de même, notre ancêtre, ce presque singe, quel génie!"
 
 
 
 
6. Le goût du «vin»
 
 
 
 
 
De l'avis unanime, Omer connaissait le vin. Attention: «le» vin, celui de la commune, exclusivement. Il n'avait jamais eu la bourse assez ventrue pour se payer des crus d'ailleurs, ceux avec des étiquettes sur la bouteille. Il buvait sa piquette, celle du voisin, des amis.
Cela lui suffisait pour reconnaître les yeux fermés, plissés plutôt, de façon à laisser filtrer son regard lavande, n'importe quel vin du pays. Provenant d'une quarantaine de parcelles. Il avait la papille sensible, un don.
A l'épicerie-tabac-bistrot, c'était devenu un jeu. «Tiens, goûte Omer... C'est le vin de qui celui-là?» Omer reniflait, mirait, tâtait du bout de la langue, faisait passer une goulée d'un côté à l'autre, avec des bruits de bouche... Avalait.
«C'est le jus de la vigne à Firmin, laissait-il tomber. Celle qui est juste à côté de la pinède. On sent ce souvenir de résine... Et c'est la récolte d'il y a deux ans. Quand ce salopiau n'a pas voulu trier son raisin pourri après l'orage de septembre!»
Un jour pourtant, on crut prendre Omer en défaut. Il s'agissait du vin de Barnabé-le-deuxième, on n'en faisait point mystère, au goût indéfinissable. Pas vraiment mauvais, mais pas vraiment bon... Ce n'était pas les bouchons, pas les barriques, pas le sucre rajouté, pas le sulfate. Tout avait été examiné.
Ce coup-là, Omer plissa les yeux plus longtemps que d'habitude. Eut besoin de plusieurs gorgées. Fit claquer sa langue avec de petites grimaces de concentration, se gratta le nez, gargouilla... Tout le monde attendait.
- Mon pauvre Barnabé! T'as pas de chance, constata enfin Omer. Tu te souviens, l'an dernier, pendant que tu vendangeais... Tout au long de ta vigne les cantoniers étaient en train de refaire le chemin. Ça puait le goudron chaud. Eh bien ton vin à un goût de bitume! Moi, à ta place, je réclamerais des indemnités au maire. Ta piquette est victime d'un accident de la route!
 
 
 
 
 
7. L’Endormi cesse de fumer
 
 
 
 
 
A la mort du Boîteux, Omer recueillit L'Endormi. C'était un chien de berger à la retraite, perclus de rhumatismes. Sa place favorite était le milieu de la route. Quand une voiture arrivait, il ne consentait à se lever qu'après d'infinis reproches dans ses yeux lourds. Si vous étiez étranger au pays, il ne se déplaçait carrément pas. On a vu des estivants faire trois cents mètres en marche arrière pour trouver une autre voie. Il est vrai qu'Omer avertissait: Si vous l'écrasez, ça vous coûtera cher...
L'Endormi se réveillait tard, commençait sa sieste tôt, se rendormait de bonne heure. Il n'ouvrait l'oeil que pour manger. Et fumer sa pipe.
C'est le Boîteux qui lui avait communiqué ce vice. Pour faire rigoler les copains, il avait dressé son chien à tirer sur une énorme bouffarde. Au bistrot, on lui collait une cigarette au coin des babines et L'Endormi aspirait avec des mimiques voluptueuses. Hélas! Il avait pris goût au tabac.
Fier de son numéro, le Boîteux faisait des démonstrations quotidiennes et le cabot était complètement intoxiqué quand Omer l'adopta.
Scandalisé par cette exploitation d'un animal "qui ne sait même pas lire", Omer, lui aussi fumeur invétéré, se décida pour les grands moyens: à partir de tout de suite, déclara-t-il devant témoins, L'Endormi et moi renonçons au tabac.
La période qui suivit fut dure à supporter pour tout le village. Omer devint d'un caractère impossible, faillit en venir aux mains avec le garde-champêtre, et se fâcha avec deux veuves d'un coup. L'Endormi mordit un Parisien, hurla trois nuits à la mort, et s'en alla pisser dans la sacristie.
Tous deux auraient fini par craquer si l'instituteur n'était revenu de la ville avec un truc miracle: une sorte d'épingle, que l'on agraphe dans l'oreille et qui ôte, paraît-il, l'envie de fumer. On vit donc Omer et son chien se balader de concert, avec leur gris-gris accroché au pavillon.
L'Endormi fut définitivement guéri, Omer rechuta. Je n'ai pas sa force de caractère, convint-il. Lui se ferait écrabouiller, plutôt que de se lever devant la bagnole d'un touriste. Moi je gueule, puis je laisse passer...
 
 
 
 
 
8. La chute d’une aristocrate
 
 
 
 
 
Le riche du village avait une chienne de haute race, baptisée "Orphée", du nom d'une rare fauvette. Cette aristocrate semblait sortir de la couverture d'un magazine: longs poils dorés, démarche de mannequin, le tout enveloppé des fragrances de son dernier shampoing. Elle n'aboyait jamais, en chienne bien élevée, gémissait seulement, pour exprimer toutes sortes de sentiments distingués. La femme du riche du village lui interdisait de se mêler aux chiens du commun:
- Orphée! Ces bâtards sont couverts de puces! Viens ici!
Les paysans regardaient bouche bée cet animal à franges, dont on ne voyait pas les yeux. Appuyés sur leur fourche, ils attendaient de le voir marcher pour distinguer l'avant de l'arrière. L'Endormi, le vieux chien d'Omer, n'eut pas ce problème. Emoustillé, il interrompit sa sieste pour aller saluer la belle estivante du bon côté.
- Orphée! Mon ange! Viens ici!
On éloigna L'Endormi à coups de pierres, mais le mal était fait: Ce parfum! Cette toison soyeuse! Ce museau délicat! Son sommeil fut troublé dès lors par des fantasmes érotiques.
Quelques jours plus tard, malgré toutes les précautions, Orphée s'échappa. La nature l'avait rendu folle. Tous les chiens du village la suivirent en cortège, comme un chapelet de casseroles attaché à la voiture d'une mariée.
L'Endormi fut le premier à sauter sur l'occasion... Surpris dans une position compromettante, il reçut sur les reins un seau d'eau froide. Représaille cruelle.
Sitôt après, le riche du village courut chez Omer:
- Ton clébard a couvert ma chienne! Une bête de concours, avec pedigree! Elle devait me donner des chiots à dix mille francs pièce! Maintenant, je vais avoir des bâtards à noyer...
Omer le prit de haut:
- Comment! Ta dévergondée à frisettes révolutionne le village et tu oses te plaindre! Elle s'est fait grimper dessus par tous les chiens de la commune, y compris le petit ratier du meunier qui a besoin d'un tremplin, et tu accuses L'Endormi! Ce n'est plus de son âge! Son coeur aurait pu lâcher. En plus, tu l'as bloqué avec un seau d'eau. J'ai des témoins! Il va falloir qu'on discute des indemnités...
 
 
 
9. Discussions d'homme avec Dieu
 
 
 
 
Omer était un drôle de paroissien: il n'allait à l'église que quand il était soûl. Je ne veux pas parler de ces légères griseries du dimanche, suite des ivresses du samedi soir rallumées par les gnoles des tousse-café (comme il disait) matinaux... Non! Omer avait besoin des secours de la religion quand il était complètement cuit.
Cela lui arrivait une fois par mois en moyenne. A la sortie du dernier bistrot, il se traînait alors jusqu'à l'église, en pleine nuit, et allait se jeter à genoux devant l'autel.
Il parlait haut et fort, pleurait de longs sanglots, apostrophait Dieu:
« Je t'aime! criait-il sous les voûtes. Je t'aime! Et toi m'aimes-tu? Un peu? Tu m'as donné trop d'orgueil! Il me faut tout ce vin pour parvenir à m'humilier devant toi... Pourquoi exiges-tu cela de moi?»
Omer allumait un cierge en titubant, se prosternait, rampait sur les dalles, larmoyait, chantait des cantiques à tue-tête. Puis des heures durant, réglait ses comptes avec Dieu.
Au début, le curé Pan-Pan était scandalisé par cette attitude et avait songé à cadenasser les lieux saints. Mais au village, l'église, symbole d'asile, doit accueillir les pécheurs à toute heure. Il s'était donc habitué peu à peu à la ferveur hors normes d'Omer, d'autant plus que celui-ci ne commettait aucun dégât et ne salissait rien à la manière ordinaires des ivrognes.
Souvent, Pan-Pan se cachait même dans l'ombre des travées pour l'écouter:
«Seigneur, criait Omer, pourquoi caches-tu ton jeu? Explique-moi... Tu distribues le malheur à ceux qui sont déjà malheureux... Pourquoi la vache du René a crevé, hein? Et pas celle de ce putain d'Adrien, voleur, menteur, et adjoint au maire? Pourquoi le riche du village est de plus en plus riche, et que la Marie qui travaille dix-huit heures par jour n'a pas de quoi s'acheter un fichu? Explique-toi, nom de pas Dieu! (Afin de tromper le diable, qui se réjouit trop vite d'un blasphème, les vieux Provençaux ajoutent un «pas» qui annule tout).
Le curé se sauvait, effrayé par les jurons, mais affirmait ensuite à la ronde:
- Dans la paroisse, Omer est le seul qui ait de véritables conversations avec Dieu!
 
 
 
10. Omer court les mémés
 
 
 
Après avoir perdu deux femmes, Omer, passé soixante-dix ans, se mit à courir les veuves. Cette période fut la plus chahutée de sa vie sentimentale. Et celle où il rendit heureuses le plus de dames, pas très jeunes certes, mais ayant conservé des émois de gamines. L'amour ne remet-il pas les cœurs à neuf chaque fois?
Omer leur chantait des romances, apportait des fleurs. Sa cour était romantique. Il se parfumait de lavande, tentait parfois de se peigner.
Il était drôle. Les mémés pouffaient en écoutant ses histoires et, peu à peu, réenvisageaient de penser à elles... Elles redevenaient coquettes, dès le matin. Fini la négligence, la même robe noire, le cheveu sous le fichu. Pour rien au monde elles n'auraient voulu admettre, au début, qu'elles se faisaient proprettes pour leur vénérable soupirant, qu'elles retournaient chez le dentiste ou le coiffeur pour lui. Pudeurs retrouvées.
Par la force des choses, les élues se succédaient rapidement: la maladie envoyait les unes à l'hôpital ou dans une maison de retraite, loin du village. La mort mettait fréquemment un terme à l'ultime idylle des autres.
Omer l'indestructible, qui proclamait sa certitude de devenir centenaire, recommençait alors sa quête amoureuse. Un certain temps, il dut "gérer" deux liaisons en même temps. Il s'accommoda fort bien de cette tardive expérience de l'immoralité.
L'une de ces dames habitait le Vieux-Village, l'autre le Village-Neuf. Omer faisait la navette entre les deux maisons, pour se renseigner sur le menu du dîner. Il comparait, se décidait entre un lapin aux olives et un gratin dauphinois, puis trouvait une excuse pour la délaissée. Son cœur était descendu au niveau de l'estomac, modification due à l'âge.
Quant à ses vieilles amoureuses, elles se réchauffaient le sang avec des soupçons, des doutes, des crises de jalousie. La mort n'était plus à leur programme.
A nouveau la vie les brûlait. Elles avaient d'autres chats, et ce satané Omer, à fouetter!
 
 
 
 
11. Stratégie pour cœurs rouillés
 
 
 
Omer offrait des fleurs des champs. C'était son arme secrète quand il courtisait les mémés. Il leur apportait des violettes, des boutons d'or, des narcisses. Des branches d'amandier ou de pêcher sauvage, au premier printemps. Du genêt.
Il savait que les petites vieilles avaient toutes un jardinet où elles cultivaient des tulipes et des glaïeuls, des pivoines et des œillets. Fleurs domestiquées, sans surprise, qu'elles recevaient également une fois l'an, lors de la fête des mères et grands-mères. En vrac. De la part de petits-enfants pressés.
Omer, lui, savait surprendre. Stratégie, stratégie! Il arrivait un jour avec une fleur cueillie dans la montagne. Qui n'avait l'air de rien. Qu'il laissait en partant, comme un oubli... Le lendemain, plus direct, il revenait avec un bouquet de lavande. Le surlendemain, avec de l'aubépine ou du chèvrefeuille.
Cela durait une semaine, quinze jours, selon la réticence de la dame: un cœur qui ne sert plus est parfois long à dérouiller. L'accoutumance créée, quand sa «proie» s'était habituée à recevoir cet hommage quotidien, notre Omer-Don Juan cessait brusquement ses visites. Stratégie, stratégie!
Soit la veuve convoitée s'inquiétait alors de cette subite fâcherie, soit elle se moquait des lubies du vieux coq. Cette seconde éventualité se présentant rarement, Omer sachant repérer la soif de tendresse chez ses victimes.
Quand la mémé était fort chagrine, privée quelques jours de fleurettes et de badinage, il réapparaissait avec une rose rouge, luxueuse exception et symbole brutal. Il emportait la place. Cette dernière expression est à prendre dans son sens le moins figuratif: Omer cherchait avant tout le gîte et le couvert. Nourri, logé, blanchi.
En échange il donnait, du moins dans les premiers temps, sa gaieté, sa fantaisie. Les bourrasques de ses humeurs. Son rire et ses chansons.
Les vieilles dames n'en revenaient pas d'avoir, à quatre-vingts ans, le cœur bousculé comme des gamines. Elles allaient s'éteindre sans bruit, sans importance. Et voilà qu'Omer était arrivé, avec trois fleurs coupées au bord du chemin. Cela avait suffi pour qu'elles recommencent à vivre.
 
 
 
 
12. Une chatte à l'épuisette
 
 
 
Un jour, la chatte rousse de la veuve Cattignole, celle qui n'attrape qu'une souris sur deux vu qu'elle est borgne, poursuivie par L'Endormi qui a le goût des félins, se réfugia sur l'arbre-vedette d'Omer, j'ai nommé le Désespoir des Singes. Voilà beaucoup d'informations en une seule phrase, le lecteur n'est pas volé.
Si celui-ci a entrepris ce livre par le commencement, habitude de moins en moins répandue hélas!, il sait que l'araucaria est un arbre qui n'a pas voulu faire comme les autres: à la place de feuilles, il est recouvert de dures écailles végétales et dresse ses branches comme un double peigne emmanché d'un long tronc. Il fait le désespoir de nos simiesques cousins qui ne peuvent l'escalader. Il fit également celui de la chatte, appelée "Nenœil la Belle".
Elle grimpa malgré tout, poussée par l'urgence, jouant l'équilibriste sur les branches vernissées, toujours plus haut, et se retrouva au sommet du Désespoir. Miaulant de peur.
Prévenue du drame, la veuve hurla son inquiétude à travers le village et finit par venir supplier Omer, qui faisait le sourd.
- Sauve Nenœil et je te prouverai ma reconnaissance!
C'est du moins ce que traduisit Omer, qui avait déjà apprécié, une fois ou l'autre, la reconnaissance en question. Arrivé au pied de l'arbre, il remarqua néanmoins que les chemins de la séduction étaient cette fois bien écailleux. Juché sur sa plus grande échelle, il constata ensuite que le septième ciel serait difficile à atteindre.
"Apportez mon épuisette télescopique!" ordonna-t-il aux témoins. Cela ne suffit pas. "Allez chercher une rallonge!" Cela ne suffit pas. "Passez-moi la gaule des noix!" Cela ne suffit pas....
Il fallut se rendre à l'évidence: seul le sacrifice d'une branche, tranchée à l'échenilloir, pouvait résoudre le problème. Omer jura que Nenœil la Belle pouvait se faire bouffer toute crue par les corneilles, mais que jamais, au grand jamais... Un regard brûlant de la veuve le fit changer d'avis. La branche fut coupée, la chatte récupérée.
Plus tard, si on lui demandait quand il s'était mis en ménage avec la veuve Cattignole, Omer montrait l'arbre amputé en soupirant: c'est l'année où j'ai grimpé dans le Désespoir des Singes avec mon épuisette...
 
 
 
 
13. Le prototype
 
 
 
Le vélomoteur d'Omer datait des années soixante. Ce n'était pas un tas de ferraille, plutôt une curiosité régionale. L'engin avait été tellement réparé, transformé, trafiqué, qu'il ne possédait plus le moindre boulon d'origine. Tout le village avait participé, une fois ou l'autre, à sa perpétuelle mutation: les vélomoteurs hors d'usage finissaient chez Omer, où ils devenaient "réserve de pièces".
La monture d'Omer était donc issue du croisement de plusieurs dizaines de cyclomoteurs de marques différentes et ne ressemblait à rien de connu. Côté esthétique tout d'abord. Omer, qui avait la fesse sensible, avait monté sur la frêle potence une énorme selle de scooter, recouverte d'un béret basque. La fourche avant était rouge vermillon, l'arrière vert poireau. Quant à la couleur du cadre, renforcé par des tirants d'acier soudé, elle n'avait pas résisté à la flamme du chalumeau. L'engin était doté d'un réservoir de moto, de grande capacité. Ce qui obligeait le conducteur à rouler les jambes écartées, mais on n'a rien sans rien.
Côté mécanique, un vrai régal: le moteur, fruit d'innombrables semaines de bricolage, était la gloire d'Omer. Gonflé comme un "turbo", puissant comme une mule. Il fallait bien ça pour tirer la remorque, indissociable de l'équipage. Toujours remplie d'arbres, de poules, de tuyaux, de sacs de ciment ou de pommes de terre, de bouteilles de butane... Enfin, tout ce qui est indispensable pour vivre simplement. Souvent, L'Endormi y prenait place, se laissant promener avec l'air blasé d'un roi des chiens fainéants.
Le vélomoteur d'Omer n'avait pas d'accessoires inutiles: éclairage ou sonnette. Il faut dire que le moteur à échappement libre, qui vrombrissait comme une batteuse, alertait les populations des kilomètres à l'avance. Le garde champêtre avait bien essayé d'intervenir:
- A première vue, ce vélomoteur ne me semble pas tout à fait réglementaire...
- Vélomoteur? Quel vélomoteur? Apprenez fonctionnaire, avait grondé Omer, que vous avez devant vous un prototype. Sa mise au point est longue et délicate. Le moment venu, j'examinerai les exigences de l'administration...
 
 
 
14. Omer se met en tenue de bain
 
 
 
 
Comment avait-on pu savoir qu'Omer s'était acheté un maillot de bain? Le premier de sa vie! Etait-ce par une indiscrétion du vendeur, qui le ravitaillait d'ordinaire en chapeaux de paille et en bérets, en chaussettes bleu marine et en chemises à carreaux? Ou par le témoignage d'un habitant du village, qui aurait vu de loin, sur le marché, Omer acquérir cette sorte de slip en laine, immense et violet, avec des ancres blanches imprimées?
Ce qui est sûr, c'est que le camelot n'en croyait pas ses yeux. Avoir réussi à caser ce modèle qu'il trimballait dans ses cartons depuis vingt ans! Jusqu'alors, il n'osait le proposer qu'aux ecclésiastiques qui s'approchaient de son étalage. Dans son esprit, seul un curé pouvait s'intéresser à cette chose si vague, si chaste et si violette. Opinion que ne partageaient pas les hommes d'Eglise: Vous n'y pensez pas mon fils, refusaient-ils avec un doux sourire. C'est complètement démodé!
Tout le village s'interrogeait donc sur cet étrange achat. Etait-ce pour aller à la mer? Impensable. Omer avait accompli son service militaire dans les Chasseurs alpins, où on apprend peu à nager. Ensuite, il n'avait jamais dépassé la ville voisine. Ce n'était pas non plus pour barboter, en son absence, dans la piscine du riche du village: Omer n'aimait pas les baignoires, grandes ou petites. Seul le garde champêtre, fronçant le sourcil, ne se posa pas de questions. Il fonça chez le suspect:
_ Omer, je te préviens, on ne me l'a fait pas! Il y a huit jours, je t'ai chopé en train de pêcher les truites à la main. Tout habillé dans la rivière. Ce qui, subséquemment, prouvait le délit. Je t'ai laissé filer... La prochaine fois, ne me dis pas que tu es en tenue de bain! Et que tu fais la planche dans cinquante centimètres de flotte, les mains farfouillant sous les berges. Si je t'attrape avec ton slip d'évêque à moins de trente mètres de l'eau, cette fois je te colle une amende longue comme le bras!
Racontant cette visite au bistrot, Omer concluait douloureusement: Vous l'auriez cru, vous, que ce fonctionnaire était à ce point anticlérical ?
 
 
 
 
15. Omer guérit les mulets et les touristes
 
 
 
Omer avait une réputation de guérisseur. On le connaissait loin à la ronde pour ses dons, ses secrets. Les paysans n'hésitaient pas à perdre une journée pour venir le consulter. D'autant plus qu'on pouvait le payer d'un sac de pommes de terre, ou deux poulets. Et dame, ça valait bien ça quand il vous sauvait un mulet...
Car j'allais oublier de vous dire: Omer ne traitait que les animaux. Il avait hérité d'un grand-père maquignon quelques trucs pour calmer la colique, soigner une entorse, ou cicatriser une plaie. Il savait préparer la mixture ou l'onguent magique, à base d'herbes des collines et d'huile d'olive. On murmurait aussi qu'il avait le «bon œil».
Les estivants apprenaient cette renommée en arrivant au village. Omer guérit tout! glissait-on au Parisien ou au Genevois que l'on évitait de ridiculiser à la pétanque. En omettant de préciser que sa clientèle logeait exclusivement à l'étable ou à l'écurie, voire au poulailler...
Brave homme, Omer ne renvoyait jamais les gens de la ville qui venaient quémander un secours. Il leur administrait ses remèdes de cheval, en diminuant les doses. Un peu d'après le poids du patient, un peu au hasard. A bien y réfléchir, il n'avait jamais tué personne.
C'est ainsi qu'un gendarme en vacances (qu'on avait surnommé le CRS par pure médisance), vint un jour se plaindre de violentes douleurs abdominales. Omer lui fit avaler d'urgence une tisane infecte.
Une heure après, le malade était ravigoté.
Le lendemain, il vint remercier chaleureusement Omer: mais comment était composé ce breuvage efficace qui l'avait ressuscité? Rien de compliqué, avoua Omer. Romarin et sauge, une pincée de lavande, du poivre blanc...
« Et surtout une bonne rasade de bave d'escargots, gardés depuis trois semaines dans des caissettes grillagées, que j'ai fait dégorger dans du vinaigre»!
Les guérisseurs ne devraient pas confier leurs recettes. Après cet aveu le «CRS» retomba malade. C'est psychique, expliquait Omer. Je ne peux plus rien pour lui.
 
 
 
16. Un dindon qui fait nioc-nioc
 
 
 
Tous les dindons du monde, y compris ceux des "Cloches de Corneville", font glou-glou. Celui d'Omer faisait nioc-nioc.
Il faut dire que le volatile avait eu un accident de charrette. En le ramenant du marché, sa caisse avait glissé et passé sous les roues. Il s'en était tiré avec le cou tordu et la glotte en compote.
D'où sa marginalité: dans la basse-cour d'Omer, le dindon criait nioc-nioc piteusement, et ses congénères ne le reconnaissaient pas comme un des leurs. Racisme ordinaire.
Pour compenser, Omer avait pris l'oiseau sous sa protection. Vite apprivoisé, celui-ci le suivait comme un chien jusqu'au bistrot. Ou courait à sa rencontre. C'était touchant.
A Noël, il ne fut pas question de le passer à la broche ou de le farcir de marrons. A sa place, on sacrifia une dinde qui faisait glou-glou réglementairement.
Omer rendit célèbre son dindon en l'hypnotisant. Il pariait volontiers une tournée de pastis que sa volaille allait s'endormir par la seule force de sa volonté. La galerie ne se lassait pas du spectacle.
Pour commencer, il traçait sur le chemin une ligne droite avec la pointe de sa canne. Puis, saisissant le dindon, il lui maintenait la tête sur le trait, en lui comprimant les flancs, et tout à coup hurlait: DORS, JE LE VEUX!
La bestiole se figeait. Paralysée, les yeux fixes. Un léger tremblement l'agitait parfois. «Rigidité catatonique», commentait Omer. Personne n'osait lui demander ce que cela signifiait. Quel pouvoir! Endormir les dindes!
- Et je pourrais endormir ainsi qui je veux, menaçait Omer en regardant plus particulièrement le garde champêtre...
Le dindon restait prostré quelque dix minutes, le bec dans la poussière. Aussi insensible qu'un militaire au garde-à-vous. Omer sirotait son pastis sans se presser. Puis, sentant qu'il ne pouvait plus faire attendre son public, claquait dans ses mains: l'oiseau se réveillait comme si de rien n'était.
Et s'en allait en faisant nioc-nioc. De l'air le plus tranquille du monde.
 
 
 
17. Les veuves préfèrent
      les canaris chanteurs

 
 
 
La veuve Cattignole, qui avait alors quelques bontés pour ce sacripant d'Omer, dut s'absenter pour aller tenir la main d'un parent à l'agonie. Et récupérer l'héritage. Toutes formalités qui lui prirent une semaine ou deux. Que faire pendant ce temps de Kiki, son extraordinaire canari des Canaries, l'oxygéne de sa vie, le consolateur mélodieux de sa demi-solitude?
Omer voulut bien s'engager à tenir compagnie à l'oiseau. En vérité, il dut répondre à une centaine de questions portant sur ses capacités à soigner un canari paraît-il unique, issu d'une lignée de champions et au psychisme délicat. L'examen avait été réussi, Omer arguant d'un oncle taxidermiste, terme inconnu de la veuve mais qui l'avait rassurée.
A peine avait-elle tourné les talons, qu'Omer ne put cependant s'empêcher de tester sur le canari sa fameuse expérience de "rigidité catatonique". Puisque ça marchait avec les poulets et les dindes... La suite demeure confuse: crise cardiaque, étouffement accidentel, coup de patte du chat? DORS JE LE VEUX! cria Omer. Et le canari ne se réveilla plus.
Affolé, Omer sauta sur sa mobylette et alla acheter à la ville voisine un canari identique. Ouf! Ni vu, ni connu.
La veuve revint, retrouva son "Kiki" avec émotion et prouva sa reconnaissance à Omer. Tout gaillard.
Hélas! Le canari ne chantait plus. Au début, la veuve croyait que c'était le choc de la séparation ou le ressentiment du volatile: l'oiseau la privait de trilles pour la punir d'avoir été abandonné. Elle le suppliait de lui pardonner, jurait qu'elle ne le quitterait plus... C'est un rancunier, jugeait sévèrement Omer. A la longue, elle eut pourtant un doute et retourna chez le marchand.
- Votre Kiki est peut-être un transexuel. lui dit cet homme cruel. Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui c'est une femelle. Et les femelles, je vous prie de m'excuser, ne chantent et ne chanteront jamais.
La rupture fut brutale, entre la veuve Cattignole et Omer. Je m'y attendais, disait-il. Passé un certain âge, ce genre de femmes préfèrent les canaris.
 
 
 
 
18. Le miel d'artichaut
 
 
 
- Rien ne vaut la faucille!
C'était une des phrases favorites du père Séraphin. Le progrès l'indignait. Pour lui, c'était le glissement vers l'apocalypse. Sa ferme, dont le mobilier n'avait pas bougé depuis les années d'avant-guerre, était devenue un véritable musée paysan. C'est du moins ce que prétendait Omer, quand il y traînait un groupe d'estivants.
Séraphin tentait de convaincre ses visiteurs: Est-ce que vos machines vous rendent heureux? Ici je cultive mes légumes. Je tue un cochon à Noël, un chevreau à Pâques. Je fais ma piquette, je cuis mon pain chaque jeudi. Avec le blé que j'ai moissonné. A la faux. Et dans les coins en pente, rien ne vaut la faucille!
Omer promenait ses touristes dans la cuisine crasseuse où picoraient les poules, expliquait le mécanisme du morbier, le maniement des chenets et du tourne-broche. Faisait une démonstration avec la pompe à main: N'est-ce pas admirable? Quelle simplicité! Qui veut essayer la pompe à main pour aspirer de la pure eau de source?
Séraphin se présentait gaiement aux Parisiens: Je suis le croque-mort et le fossoyeur officiel de la commune. Le dernier de la région à utiliser un corbillard à chevaux. Avec moi, un mort ne court pas le risque de tomber en panne de carburateur sur le chemin du cimetière. C'est la sécurité.
Il était en rogne contre la TV: quand je la regarde par hasard au bistrot, se plaignait-il, je repars avec tout le malheur du monde sur le dos. A-t-on besoin de savoir ce qui se passe ailleurs? On a bien assez de soucis dans sa propre maison!
Pour procurer quelque argent à Séraphin et le dédommager, Omer lui avait inventé une spécialité: le miel d'artichaut.
- Un miel très rare, commentait-il, souverain contre les affections du foie. Il donne un teint de gamine aux plus rabougries. Voici l'exemplaire champ d'artichauts d'où provient ce nectar. Admirez les fleurs, qui, on ne le sait pas assez, sont parmi les plus belles du monde. Attention aux ruches! Monsieur Séraphin a l'extrême obligeance de vous céder ce miel unique, à peine plus cher que les miels ordinaires... Mais pas plus d'un kilo par personne, la production est limitée.
Par-dessus le marché, Séraphin faisait cadeau d'une gigantesque fleur d'artichaut à chaque estivante. Qu'il tranchait avec précision sous les regards admiratifs. En n'oubliant jamais de souligner: Vous voyez, rien ne vaut la faucille!
 
 
 
 
19. Omer adopte un grand-père
 
 
 
Un jour, Omer revint de la ville avec un grand cadre attaché sur le porte-bagages de son vélomoteur. Si grand, qu'il dépassait largement des deux côtés. De l'arrière, on aurait dit un "Ulme" au décollage. De l'avant, un engin de guerre pour casser les bras de tous ceux qui ne sautaient pas assez vite dans le fossé.
A peine posa-t-il pied à terre, devant le bistrot, qu'il fut entouré. Son sourire triomphal était suspect.
- Omer! Tu achètes des tableaux à présent? Tu sais pourtant que la veuve Cattignole n'aime pas les natures mortes... Ou alors c'est une planche à repasser: tu deviens coquet.
- Taisez-vous, malveillants. J'ai enfin trouvé le portrait du grand-père!
Cette révélation cloua les becs. On savait qu'Omer n'avait pas connu ses grands-parents, tant du côté maternel que paternel. Que ses père et mère étaient morts jeunes. C'était l'époque où des guerres-boucherie saignaient les campagnes. On ignorait pourtant à quel point ce vide le meurtrissait encore à plus de quatre-vingts ans.
- Voilà. Je l'ai déniché chez un antiquaire. C'est le grand-père idéal de chez nous. Regardez: il porte le chapeau noir, le costume de velours, le gilet. La large ceinture qui fait plusieurs fois le tour des reins. La chemise blanche des dimanches. La chaîne de montre sort du gousset: on voit qu'il est fier de montrer ce signe de richesse. Les moustaches sont de belle poussée, les mains solides, l'oeil malin. Je l'ai adopté tout de suite. Il a besoin de retrouver une vraie maison. Ce sera la mienne.
Omer accrocha son grand-père à la meilleure place. Toute sa vie, il avait envié ces familles où les générations structurent le temps qui passe et se transmettent le témoin de la vie. Où des portraits d'aïeuls, que l'on ne voit plus à force d'habitude, sourient dans l'ombre des corridors.
Maintenant, il se disait qu'avant de mourir il lui faudrait retourner farfouiller au marché aux puces. Pour récupérer aussi une grand-mère.
 
 
 
20. La location d'estivants
 
 
 
Ne pensant pas à mal, le maire avait demandé à Omer de s'occuper des estivants: « Je sais bien que tu n'as pas une minute, lui avait-il dit diplomatiquement après la sieste. Mais tu as des idées et tu rendrais service à la commune. Ces gens des villes louent nos gîtes ruraux à prix d'or. Il faut les distraire. »
Hélas! Omer avait accepté. Et réinventé l'esclavage. Sous prétexte d'initier les touristes aux travaux des champs, il les loua aux paysans. Oh, il ne se faisait payer qu'en nature: un jambon par-ci, une barrique de piquette par-là, douze œufs ou un cageot de pommes. Il en profitait aussi pour lutiner les veuves, reconnaissantes de voir débarquer une demi-douzaine d'enthousiastes pour couper leur lavande.
« La lavande, expliquait Omer à ses «élèves», doit être tranchée au plus chaud de la journée. Quand les sucs montent dans la tige, aspirés par le soleil. Et soyez rassurés: vous allez vous couper de temps à autre les doigts avec la faucille, mais ça ne s'infecte jamais. La lavande cicatrise tout! »
Ses troupes bénévoles transpiraient donc dans la montagne, les reins cassés. Demain, les réconfortait Omer en leur apportant à boire toutes les deux heures, nous irons aider à la batteuse. Et après-demain, vous partirez à l'aube avec le berger. Afin de ramener quelques seaux de framboises, destinées aux confitures du Club du troisième âge. Ensuite, on s'amusera à rentrer les foins...
Un tel traitement aurait pu conduire à une révolution, mais heureusement l'«estivant» est une race qui se renouvelle toutes les trois semaines. Des bataillons de naïfs remplaçaient les troupes épuisées.
Pour les achever, Omer organisait le dernier jour une randonnée de huit heures de marche dans les collines. Avec sacs à dos et lourds pique-niques. Il leur donnait rendez-vous tout en bas, au bord de la rivière, dans la fraîcheur des grands arbres.
« Vous avez bien de la chance d'avoir autant de congés, soupirait-il. Nous, à la campagne, on n'arrête jamais...»
 
 
 
21. Un âne son et lumières
 
 
 
Ce matin-là, sur le toit d'Omer, il y avait un âne. Nom de pas Dieu! C'était la bourrique de la veuve Cattignole, à qui Omer, il y a peu, sussurait des chansons d'amour... La veuve donc, pas la bourrique.
Qui a juché un âne sur mes tuiles? rugit Omer à travers tout le village. Tout ce que les gens trouvaient à répondre, c'était de regarder l'heure: Allons Omer, c'est tôt pour forcer sur la gnole...
Mais il fallut se rendre à l'évidence. Sur le toit, à l'endroit où une minuscule terrasse drainait l'eau de pluie, l'âne de la veuve mâchonnait rêveusement quelques brins de luzerne.
- Je sais qui a fait le coup, s'étranglait Omer. Pour monter cet animal là-haut, normalement, il faut un camion-grue. Car il n'y a qu'à Gonfaron que les ânes volent comme des libellules. Ou comme le canari d'une certaine veuve... Et qui a un camion-grue dans le village?
- Mais personne Omer!
- Voilà pourquoi cette bourrique a été hissée avec un élévateur de bottes de pailles. Et c'est ainsi qu'elle doit redescendre!
Logique implacable. Hélas! Par enchantement, tous les élévateurs étaient en panne ce jour-là. Je regrette Omer... C'est pas de chance Omer... Je suis désolé Omer...
Bref, le temps passait, le soleil déclinait, l'âne brayait. On lui donna du son.
Quand vint la nuit, Omer eut une de ces idées qui déconcertaient les gens ordinaires et faisaient sa gloire. Il décida d'installer un projecteur pour éclairer l'âne: « La pauvre bête... dans le noir, elle risque de se rompre le cou. Et d'arracher mes gouttières!»
Omer réquisitionna donc le matériel du terrain de pétanque et illumina son toit comme Versailles. Grandiose. L'ombre de l'âne s'étalait, gigantesque, sur la colline. Quand il remuait les oreilles, on aurait dit les grandes pyramides, quand il bougeait la queue, c'était la tour Eiffel, quand il lançait son cri aux étoiles, il ressemblait à un dragon ou à une locomotive... Enfin, c'est ainsi qu'Omer commentait le spectacle.
Le maire vint le féliciter: « Dis-donc Omer, tu ne pourrais pas organiser un son et âne, cet été, pour les touristes...»
 
 
 
22. Omer fait la Noce
 
 
 
Promu "Organisateur des festivités" (c'est le seul qui a vraiment le temps de s'occuper de ça, avait décrété le maire), Omer conçut un projet grandiose. Pour commencer, il décida que le village aurait mille ans un certain dimanche d'octobre. Ce qui surprit beaucoup de gens, qui se sentaient moins vieux, mais personne ne contesta. Ensuite, il proposa de célébrer l'événement par un "défilé total", intitulé "Noce villageoise à la mode de 1911". (C'était sa date de naissance: privilège de l'"Organisateur").
L'idée d'Omer était simple: en fouillant malles et greniers, on trouverait bien assez de vieilleries pour costumer chacun et chacune à l'ancienne mode. Au fil des mois, le projet s'étoffa. Il avait suffi de convaincre le Club du 3e âge, et obligatoirement, tout le monde avait suivi. Les quelque 90 habitants s'inscrivirent pour participer au défilé "historique".
Même les réticents, les rabat-joie, les grognons de service furent obligés de jouer le jeu. On les aurait trop montrés du doigt, et d'autre part, pour une raison ou une autre, tous avaient intérêt à répondre présent. Le promis de la jolie Mariette pouvait-il laisser sa place, dans le rôle du marié, à un concurrent à la main caresseuse? Le maire, avec son écharpe, à un adversaire politique? Le curé à un mécréant, qui aurait ridiculisé sa soutane? Et le garde champêtre avait-il le droit de laisser porter son respectable uniforme, même si c'était celui d'une administration révolue, par un Omer rigolard?
Le grand jour arrivé, tout le village ètait sur la ligne de départ. Les vieux dans les charrettes, les bébés dans les landaus. La mariée était ravissante: robe jaunie, mais authentique. Les "invités" paradaient dans des tenues rafistolées par des veillées de couture. Puis suivaient le groupe des "paysans", avec d'antiques faucheuses, les "bûcherons" avec leurs cognées, les bergers avec leurs troupeaux, la fanfare...
Ce fut un succés délirant. Omer avait oublié un seul détail: le public. Il n'y avait que des "défilants", et plus personne pour regarder le défilé! Le cortège fit trois fois le tour du village, dans des rues vides comme jamais. Pas un chat. Omer les avaient réquisitionnés pour garnir les bras des mémés.
 
 
 
23. Le perroquet du curé Pan-Pan
 
 
 
Le curé Pan-Pan, qui avait la meilleure âme du monde, avait également un perroquet. Ce second fait étant la conséquence du premier. L'oiseau avait bénéficié du droit d'asile, après s'être assommé contre un vitrail. Pauvre bête! Egarée dans ce pays de sauvages, elle allait se faire plomber comme un perdreau...
Emu, le curé avait ramassé le volatile groggy, en se disant qu'il aurait ainsi un compagnon pour l'accompagner dans ses méditations.
- Késkilécon!
Ce fut le premier mot claironné par le perroquet, sorti de son coma. Pétrifié, le curé eut d'abord la tentation de rejeter ce mal élevé à la rue, mais la lecture du «Cantique du Soleil», de saint François d'Assise, le persuada qu'il lui fallait rééduquer cette créature de Dieu.
Il lui consacra dès lors bien de son temps. Lui apprit à répondre en latin au prix d'innombrables exercices. Kirie Eleison! Oremus! Deo gratias! Ite missa est! Amen!, parvint à prononcer dévotement l'emplumé. Qui semblait avoir oublié son répertoire de jurons, pittoresques certes, mais appris indéniablement ailleurs qu'au petit séminaire.
Cette transformation réjouissait grandement le curé Pan-Pan, qui, rendant grâce au Seigneur, y voyait là le signe que le pire pécheur peut toujours se racheter. Cet exemple édifiant lui donna l'idée d'en faire le sujet de son sermon, le jour où son évêque, attiré par la renommée de l'oiseau parleur, lui fit l'honneur de le visiter.
C'était un personnage énorme, gras comme un moine sur une boîte de camembert. La grand-messe fut triomphante, le perroquet y alla de son « Deo gratias» au bon moment, et l'évêque subjugué alla complimenter le volatile après l'office. Bêtifiant devant l'assistance respectueuse:
- Qu'on est beau, qu'on est savant! Qu'on est joli-joli! Qu'on...
Hélas! Est-ce le rappel de cette syllabe sonore qui réveilla dans la cervelle de l'oiseau certains automatismes?
- Qu'on est intelligent! Qu'on est sage, qu'on est mignon, qu'on est content-content, gazouillait l'évêque. Qui insistait, espérant une réponse.
- Keskilégros, chuchota Omer...
- Keskilécon! cria le perroquet.
 
 
 
 
24. Une armoire dans l'arbre
 

 
 
 
On l'appelait Pierrot-des-vignes. Il habitait seul, dans une ferme à demi-écroulée. Malade de solitude, depuis toujours. Elevé par un oncle, à moitié berger, à moitié paysan. A moitié humain. Le Pierrot n'avait vu le premier enfant de son âge que passé huit ans. Quand l'instituteur avait réussi à le récupèrer. Quelques semaines par an. Pas étonnant qu'il soit resté "demeuré".
Quand on le croisait, Pierrot-des vignes fuyait en gloussant. Ou bien ne répondait pas aux questions. Riant de frayeur. Il avait de beaux yeux doux, semblables à ceux de ses chèvres.
Surprise: on l'avait accepté au service militaire. Il en était revenu plus dégourdi. Ayant servi de souffre-douleur, la méchanceté l'avait éveillé. A trente ans, il étonna encore le village en se mettant en ménage. Une malheureuse lui était tombée du ciel, à travers les annonces du "Chasseur français".
C'est peu après cet événement, que Pierrot-des-vignes commença à accrocher des objets aux branches de son noyer. Une casserole tout d'abord, en aluminium, brillante, que le vent faisait tourner comme un miroir. Cela faisait des clins d'oeil joyeux à la ronde. Pas si bête, dirent les paysans. Il a mis ça pour éloigner les corneilles.
Puis ce fut une chaise. Des outils. Une pioche, un râteau, des fourches. Chaque semaine, la collection augmentait et le noyer ressemblait de plus en plus à un étrange mât de cocagne. Les oiseaux nichèrent dans des tiroirs, dans des bassines percées. Ce pauvre Pierrot, rigolait-on. De plus en plus fada... Comment sa femme peut-elle le supporter?
Elle ne le supporta pas. Elle repartit avec sa valise et son air chafouin. C'était en décembre. Le noyer n'avait plus de feuilles. Le Pierrot suspendit alors tout son mobilier: le frigo, la table de cuisine, le buffet en contreplaqué, achetés pour cette femme d'un été. Les branches pliaient. En quelque sorte, c'était beau. Le plus bel arbre de Noël qu'on ait jamais vu. Il manque seulement des guirlandes et des lampions, ricanaient certains. Mais le coeur n'était plus guère à rire.
Le 25 décembre, en revenant de la messe, les vieilles aperçurent un nouvel objet accroché dans l'arbre. C'était le corps de Pierrot-des-vignes, qui s'était pendu.
 
 
 
25. Le cochon de trait
 
 
 
Quel est le premier homme qui eut l'idée de monter sur un âne? se demandait Omer. Trônant sous le tilleul, dans son fauteuil de velours rouge, il développait mille explications.
Car enfin, réfléchissait-il en public, la chose n'est pas évidente. Avant Christophe Colomb, par exemple, aucun habitant des Amériques n'avait imaginé qu'un homme puisse être porté par des animaux. Dans nos vieux pays, on y a songé dès la plus haute antiquité. Quel est donc ce premier hurluberlu qui s'est mis un jour en tête d'escalader un âne?
Car Omer en était sûr: on avait dû commencer par un bourriquot, à cause de la taille. S'attaquer d'emblée au cheval lui paraissait exclu. Question d'altitude.
Omer jalousait ce premier paresseux, qui décida de se faire porter par une monture domestiquée. Cet homme est une des gloires de l'humanité, s'exclamait-il, et personne n'a retenu son nom. Voilà les grandes injustices de l'Histoire! D'autant plus, ajoutait-il, que quand on connaît le caractère des ânes, il eut peut-être mieux valu dresser tout de suite un cheval... Perdu dans ses contradictions, Omer essayait d'imaginer les premières tentatives et la nécessaire persévérance de ce flemmard inconnu.
A force de rendre hommage à l'inventeur du dressage d'ânes, Omer en vint à se dire qu'on n'avait peut-être pas tiré tout le parti des autres animaux domestiques. Certes, il avait bien habitué son dindon à servir de chien de garde, L'Endormi ne daignant plus s'acquitter de ces tâches subalternes. C'était peu.
Pourquoi ne pas atteler les cochons? Intelligent, sociable, costaud, le cochon indigène pouvait faire un excellent animal de trait. Omer le voyait fort bien tirer la remorque de son vélomoteur entre les rangées d'une vigne.
Réquisitionnée, la truie de la veuve Cattignole connut un été difficile. A l'automne, elle avait avorté, et, de rage, la veuve en aurait fait de même si elle l'avait pu.
Voilà comment on empêche l'humanité de progresser s'indignait Omer, brutalement stoppé dans ses essais.
 
 
 
26. Expert en Noëls provençaux
 
 
 
À l'approche de Noël, Omer faisait l'effort de se laver. Il avait le respect des solennités. Cette formalité accomplie, chacun était heureux de l'accueillir. Il se faisait un peu prier, pour la forme, et venait avec une vingtaine de grives prises au trébuchet. Pour ne pas avoir l'air du pauvre qu'on invite.
Un repas de Noël provençal ne pouvait se passer de ses compétences. Omer, qui mangeait mal toute l'année quand aucune veuve ne l'hébergeait, était exigeant sur l'ordonnance traditionnelle de ces agapes.
Ses conseils commençaient avec le choix de la bûche de Noël, qu'il désignait aux jeunots: un tronc d'arbre fruitier, pommier ou amandier, pour que l'abondance ne quitte pas la maison. La bûche était amenée à la cheminé au milieu des cris, le patriarche la tenant par un bout, le plus jeune de l'autre. Maître des cérémonies, Omer l'arrosait d'un verre de vin en disant: «Que l'an prochain nous voit aussi gaillards, et si nous ne sommes pas plus, que l'on ne soit pas moins!»
Il veillait ensuite à ce que la cuisinière ait suivi ses instructions. Avait-elle pensé à faire dessaler la morue que l'on allait frire? Le muge de mer était-il frais? Les escargots avaient-ils jeûné trois semaines? L'oie n'était-elle pas trop grasse? Le cardon et son cousin le scolyme étaient-ils bien blancs? Le céleri, les olives, les noix, tout y était? Et les desserts? Les fouaces de fleur de froment, cuites au four, le nougat blanc, le nougat noir, les amandes, les figues et les dattes?
Parfois, les femmes se fâchaient, une dinde ordinaire et une pâtisserie vite faite leur auraient suffi. Omer, tu nous compliques trop la vie! C'est des menus de l'ancien temps, tout ça. On ne va pas passer la nuit aux fournaux!
Omer plaidait, invoquait la coutume, aidait à plumer l'oie. Racontait des histoires, faisait rire les filles. En attendant l'heure de la messe de minuit, on grillait des châtaignes en buvant de la clairette. Puis la maison se vidait, tout le monde partait à l'église.
Sauf Omer, qui surveillait les cuissons en finissant les bouteilles.
 
 
 
27. Les grands moyens



Qui l'avait vu? C'était un sanglier énorme. Et plus on en parlait, plus il était énorme. Trois automnes déjà, qu'il labourait nuitamment les champs de pommes de terre et ravageait ceux de maïs. Aide-nous Omer!
Le président de la société de chasse avait baissé les armes. Des dizaines de battues n'avaient rien donné. On avait envoyé le cocu du village passer des nuits au clair de lune, loin dans la montagne, à l'affût du monstre. Rien.
Certes, le risque était grand d'aller solliciter Omer: Dieu sait ce qu'il allait inventer! Mais Dieu devait savoir aussi que les paroissiens avaient imploré en vain tous les saints de son paradis, et que la procession, avec bénédiction des cultures sinistrées, n'avait apparemment guère retenu son attention. Les responsabilités sont donc partagées, avait décrété le maire.
L'affaire commença mal. Omer, pour analyser la situation, s'attarda le premier soir dans les bois et essuya une volée de chevrotines: le cocu était à son poste, personne n'ayant trouvé avantage à dire à cet abruti que sa mission était terminée!
Puis ce furent les appâts empoisonnés. Pour éviter tout accident, Omer délimita le périmètre dangereux au moyen de pancartes: "Attention, patates au cyanure". Etait-ce sa faute si la vache du Gaston ne savait pas lire?
Changement de tactique après ce drame. Le sanglier serait attrapé au collet, comme un vulgaire lapin. Omer tressa un câble d'acier, fit des essais avec le cochon de la veuve Cattignole (de toutes façons elle voulait le tuer: pourquoi tant de vacarme?), et connut enfin la griserie d'une demi-victoire. Au vu du champ de bataille, le lendemain, on voyait que le solitaire avait dû se débattre de longues heures... Mais le câble avait lâché.
Omer se décida pour les grands moyens. Il creusa un piège à rhinocéros, entre deux rochers, sur le passage "obligé" du fauve. Sans piques au fond du trou, pour ne pas "abîmer la viande". Ce qui sauva la vie au garde champêtre, qu'on avait oublié de prévenir. Ses hurlements, toute une nuit, effrayèrent si fort le sanglier qu'il cavala droit devant lui, bien au-delà de Pampérigouste.
Et on n'en entendit plus jamais parler.



28. Omer défend l'âne
 
 
 
Après son équipée sur le toit d'Omer, l'âne de la veuve Cattignole fut baptisé "L'Alpiniste". C'était une bête dans la force de l'âge, qui mâchonnait voluptueusement la vie dans un grand champ. Face à la ferme-château du riche du village.
  L'Alpiniste, entre deux pensées poétiques, humait le parfum d'une jument faisant la gracieuse à quelques enclos de là. Et, fréquemment il faut le dire, cette proximité le conduisait à un puissant exhibitionnisme.
  - Quelle horreur! se plaignit tout de suite la femme du riche du village. J'arrive de Paris un soir, et que vois-je le matin en ouvrant mes volets? Cette énorme indécence!
  Son indignation n'attira que des ricanements, et les gosses des paysans, habitués depuis toujours à ces manifestations de la nature, la poursuivirent en lui chantant "Le curé de Camaret". Mal élevés!
  C'est justement vers le curé Pan-Pan, qui sarclait sa verveine en songeant au thème de son prochain sermon (le chauffage de l'église, le devis du clocher, et la multiplication des pains), que notre paroissienne vint clamer son écœurement. Omer était là.
  - C'est une abomination, Monsieur le curé! Devant ma fille bientôt communiante! Cet âne sans cesse sous nos yeux! Le diable. Le démon. Le péché démesuré...
  - Calmez-vous ma fille! L'âne a réchauffé Jésus de son souffle. Que fait ce pauvre animal au juste?
  - Il bande, répondit sobrement Omer.
  Le curé leva les bras au ciel. Vers le créateur de toutes choses, grandes ou petites. Mais le créateur, qui avait fait L'Alpiniste tel qu'il était, ne voulait visiblement pas revoir sa copie.
  Pour faire taire l'indignée, qui accepta de payer la réparation du clocher (la providence divine intervient souvent par des chemins détournés), on éloigna l'âne trop vigoureux quelques champs plus loin. Vous êtes satisfaite ma fille? s'enquit Pan-Pan en allant toucher le chèque promis.
  - Pas tout à fait, Monsieur le curé. Quand je monte tout en haut du grenier, par le fenestron, avec les jumelles, je vois encore cet âne lubrique. Qui ne pense toujours qu'à ça...
 
 

 Allez à OMER 2