Un peu de soleil le matin (6)




Chroniques du temps qui passe



Chef ou leader?



À quinze ans, en gardant les moutons pendant les vacances d'été, j'ai appris une foule de choses essentielles qui m'ont permis d'être plus attentif par la suite. La différence entre un chef et un leader par exemple.

Ces deux notions, que l'on a tendance à confondre, sont clairement définies dans un troupeau.
Le chef est imposé par l'autorité à des individus qui ne l'ont pas choisi. Le leader est désigné par le groupe lui même.

Face à ma cinquantaine de brebis, je représentais l'autorité et déléguais mes pouvoirs de police à un ou plusieurs chiens de bergers: les véritables chefs du troupeau. Ils aboyaient, faisaient régner l'ordre, houspillaient les traînards, réprimaient toute errance et toute pagaille. Ils étaient craints, détestés, et en même temps représentaient la sécurité face à un danger extérieur.

En l'absence de bélier ou de bouc, leaders naturels qui se seraient imposés par la force, mon troupeau reconnaissait l'autorité d'un guide. La plupart du temps c'était une chèvre au caractère fier, susceptible et bagarreuse, d'une intelligence diabolique. Son ascendant charismatique établi, elle menait «son» troupeau par le bout des museaux et automatiquement se trouvait confrontée aux chiens-chefs. Souvent, elle ne refusait pas le combat, du moins quelques minutes, et ses coups de tête courageux lui valaient une gloire encore plus grande.

Alors que je dominais totalement mes chiens, qui obéissaient servilement au moindre de mes ordres, j'étais à la merci d'une lubie du leader. Je redoutais les foucades de cette chèvre indépendante, qui me narguait sans cesse, prenait des intiatives farfelues et m'empêchait de rêvasser en paix.

Les sociétés réagissent comme un troupeau de moutons. Une population, un pays, une nation respectent un leader, le suivent, l'aiment. Parfois lui confient trop aveuglément leur destin. Mais elles subissent un chef, même s'il travaille pour leur bien, et n'aspirent qu'à le déboulonner.




Le mouton penseur
 
 

Qui a dit que le mouton était stupide? C'est en lisant Robert Musil que j'ai découvert ce que je soupçonnais depuis toujours: les ovins ne font semblant d'être idiots qu'en présence de l'homme. Musil ne paraît d'ailleurs pas avoir remarqué la profonde découverte qu'il fait, au détour d'une phrase, et enchaîne sur de banales considérations poétiques. Il continue de décrire ses moutons vus sous tous les angles, sans se rendre compte qu'il rate l'occasion de corriger à jamais leur image. Distraction regrettable.
  Car, il faut le réaliser, le mouton est un penseur profond. Qui rumine de hautes philosophies, le regard perdu dans ses mondes intérieurs. C'est Albert le berger qui me l'a confirmé, en se curant les ongles avec son Opinel.
  Il suffit cependant qu'un chien, ou qu'un humain approche, pour que le mouton se camoufle sous un masque d'habile imbécillité. L'expérience, les coups, le bâton et les pierres, lui ont appris qu'à faire la bête on gagne du foin. De la tranquillité. Personne ne se méfie de vous. On peut vivre sans tracas, brouter dans les garrigues, dormir avec le troupeau, en rond sous le soleil, pourvu qu'on sache dissimuler sa sagesse et son goût de l'astronomie (le mouton passe ses nuits à étudier les étoiles).
  Musil et Albert étant deux références sérieuses, je me dois de les citer encore. Le premier: L'homme trouve le mouton bête. Mais Dieu l'a aimé. Il compare souvent les hommes aux moutons. Faut-il que Dieu ait entièrement tort?
Le second: L'amitié d'une brebis est plus difficile à obtenir que celle d'une femme. Le chagrin est d'autant plus intense, quand il faut la vendre ensuite au boucher. Notons ici qu'Albert, malgré ses longs poils qui dépassent des oreilles, est un grand sentimental.
  Cela dit, pour avoir maintes fois observé des moutons à la dérobée, je puis confirmer que leurs yeux magnifiques deviennent rêveurs dès qu'ils se croient seuls. On sent qu'ils ne sont que de passage en ce bas-monde, qu'il ne s'agit que d'une insignifiante parenthèse, d'un avatar à subir, et qu'ils attendent la fin de leur métamorphose avec sérénité. Leur seul souci est de paraître assez crétin pour qu'on leur fiche la paix.
  J'ai peut-être eu tort de dévoiler leur jeu.



Bonheur, prospérité et petits fromages

 
 

J'ai beaucoup parlé de l'Homme ces derniers temps. Préférence suspecte. Aujourd'hui, je vais célébrer la chèvre. Animal peut-être plus intéressant à étudier.
  Il y a 10.000 ans que la chèvre accompagne l'homme, et parfois le précède quand un chien de berger lui mord les mollets. Elle peut ainsi dévaler une montagne en 12'35''05, quelle que soit la hauteur de la montagne. C'est un des mystères de la gent caprine, diabolique par plus d'un côté.
  La chèvre a le plus beau regard du monde. "T'as de beaux yeux, tu sais": cette phrase célèbre, reprise plus tard par Gabin, a été prononcée la première fois par un gardien de troupeaux sur les pentes du mont Parnasse. Ou peut-être dans les collines de Corinthe. Les historiens ne sont plus très sûrs.
  Cette précision n'est pas apportée à l'exposition "La capra campa" ("La chèvre vit"), organisée au musée paysan de Valmaggia, à Cevio dans le Tessin. Mais on y apprend bien d'autres choses passionnantes. Et tout d'abord que l'ancêtre de la chèvre domestique, la "bézoard", vit encore en Asie, où elle est menacée d'extinction.
  Hélas! Nous vivons la période de décadence de la chèvre. Il y a un siècle à peine, on recensait une population de 400.000 chèvres en Suisse, réparties en 32 races. Il n'en reste que 70.000 aujourd'hui, et très peu dans les Rues-Basses de Genève. Déprimant.
  A Cevio, la chèvre est célébrée dans tous ses états, tous ses avatars, toutes ses gloires. Celle de Picasso y est citée avec celle de Walt Disney, celle de Monsieur Seguin ("Et au matin, le loup l'a mangea"), y côtoie celle d'Heidi. Joli troupeau.
  On rappelle les grandes heures de son passé, quand elle apparaissait sur les monnaies de la Grèce antique ou de la Rome impériale. C'était alors un animal qui apportait bonheur, prospérité, et petits fromages.
  Le christianisme lui fit beaucoup de tort en en faisant l'image du diable. Elle symbolise depuis la luxure, la sorcellerie, la révolte néfaste, opposée à la douce brebis, bêlante de résignation. Tant pis: que Dieu me pardonne ou non, je préfère être chèvre plutôt que mouton.


 
 
 
Les pies, les loups, et les dinosaures
 
 


On me recommande: parlez de l'actualité. Je vais donc vous parler des dinosaures. Quoi de plus actuel que les dinosaures? Ces temps-ci, on nous les sert à toutes les sauces. Que l'on regarde la TV, que l'on écoute la radio, que l'on ouvre un magazine... Et paf! Vous tombez sur une de ces bestioles.
  Tout en remerciant le ciel que le contraire ne puisse plus se produire (quoique...), vous devenez prudent. Surtout que nous sommes à la Chandeleur. Autrefois, à cette époque, on sursautait quand on entendait crier les pies: elles prévenaient de l'arrivée des loups. Et, je le suppose, des dinosaures.
  Les loups, après un hiver de privations, sortaient des bois pour croquer les chaperons rouges. Quand ils avaient très faim, ils ne crachaient pas sur les autres couleurs. C'est pour ça qu'on a longtemps vénéré les pies dans les campagnes. Aujourd'hui il n'y a plus de loups et on empoisonne les pies. La reconnaissance de l'homme, je vous jure!
  Il n'y a plus de loups, mais il reste énormément de dinosaures. Empaillés, en squelette, reconstitués de façon artistique, c'est à dire hasardeuse. Dans les parcs d'attraction, ils sont articulés et font peur aux parents. C'est qu'ils doivent répondre, les pauvres, à des questions impossibles: "Dis papa, c'est quoi un struthiomimus?"
  Si vous ne répliquez pas aussitôt qu'il s'agit d'une sorte d'autruche géante à longue queue, qui vivait au Crétacé supérieur, vous perdez pas mal de points dans le classement des meilleurs papas ("On t'apprenait quoi à l'école, quand tu étais petit?").
  Il est vrai que les savants pataugent eux aussi. Ils se disputent toujours pour expliquer comment les dinosaures ont été subitement exterminés. La dernière théorie veut qu'un phénomène "énorme et inconnu", ait bouleversé la vie sur terre il y a 500 millions d'années. Ce n'est qu'ensuite que le processus darwinien d'adaptation et d'évolution se serait enclenché.
  Si vous êtes capable de répondre ça à votre mouflet, puis de détourner rapidement la conversation sur les loups et les pies, votre dimanche est sauvé.


 
 
 
Le harcélement sexuel chez la souris
 
 
 
  Je parlerai aujourd'hui des merveilles de la nature. Qui restent de la plus brûlante actualité. Sans nous en douter, nous vivons sur une "terra incognita". Soyons sur nos gardes. Un instant de relâchement, et on peut se faire agresser par cet oiseau venimeux, le pitohui, que l'on vient de découvrir en Nouvelle-Guinée. Personne n'en savait rien. Je redoute à présent que l'on repère, plus près de nous, un rouge-gorge aussi redoutable qu'un cobra cracheur. C'est à frémir.
  Autre révélation: on sait maintenant comment la souris blanche, de la race Peromyscus Leucopus, échappe au harcèlement sexuel. Et plus particulièrement à l'inceste.
  Un professeur de l'université de Corvallis (Oregon), qui comme chacun sait doit publier abondamment pour justifier son salaire et ses congrès aux quatre coins du monde, l'a compris après plusieurs années d'observations. (Par le trou "de" souris et non "des" souris": édifiant excercice de français pour les classes primaires et au-delà...).
Pour détourner la concupiscence de sa parentèle mâle, la bestiole avisée retarde sa puberté, ou mieux, prend carrément le large. Son père et ses frères ne peuvent ainsi commettre l'irréparable par inadvertance. L'abâtardissement de la race est évitée.
  On découvre de nouvelles plantes chaque jour, de nouvelles bêtes, mais on en perd plus encore. Octave Mirbeau, qui fut humoriste, moustachu, et journaliste, nous a laissé le récit de sa chasse au "concombre fugitif" (Cucumis Fugex A. Al.). Je le cite, car cette traque avait commencé par une visite à un botaniste genevois: "Un homme passionné et charmant, H. Correvon, qui cultive dans ses curieux jardins de Plainpalais, tout ce que la flore universelle peut donner de plantes révélatrices de beauté."
  Hélas! Justifiant son nom, le concombre fugitif a totalement disparu depuis les années 1900. Il ne gicle plus ses graines (son seul moyen de défense), à la figure de l'insolent qui essayait de l'attraper. C'est triste.
 
 
 
 
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