Ce jour-là, Monsieur le juge

Roman




«Delphine et Clark portaient des masques. Qui reproduisaient de façon hallucinante leur visage d'il y a cinquante ans. Le grain de la peau, sa coloration naturelle, la souplesse du modelé, l'adaptation parfaite aux contours des yeux... L'artiste qui les avait confectionnés avait du génie.
Comment vivons-nous, Monsieur le juge ? Dans la réalité, l'illusion ? La frontière est fragile.»

Un couple de comédiens autrefois célèbres, les Borgueil.
Lui, tourne en rond dans sa gloire passée. Elle, se ronge de ne plus être belle.

Christian Vellas place le décor de ce roman dans une étonnante maison aux façades décorées de trompe-l'oeil. Faux-semblants aussi pour les sentiments: Delphine est sûre que l'homme dont elle a été autrefois si éprise, n'a aimé à travers elle que les héroïnes qu'elle interprétait au théâtre. Se laisser séduire par des personnages de fiction, jusqu'à l'obsession,
quelle étrange névrose !

Le vieil acteur meurt, dans des circonstances apparemment banales. Mais que s'est-il réellement passé ce jour-là ?








Ci-dessous, un extrait:


Cette soirée, Monsieur le juge, fut en tout point extraordinaire. Je vais vous la décrire en détail. Peut-être allez-vous découvrir-là l'indice que je ne saurais repérer. J'admire les gens de justice. Vous avez des intuitions, vous sentez une piste, et tout à coup un éclair de lucidité illumine toute l'affaire... Vous faites un métier passionnant. Si, si, véritablement passionnant.


Comme recommandé, j'avais fait des efforts : costume clair, cravate griffée, mocassins. Ce que j'avais de mieux dans mes valises. Le grand salon du rez avait été débarrassé de ses meubles, poussés dans les coins. Une partie de la pièce était délimitée par une guirlande de lumignons disposés en demi-cercle : c'était la scène. Devant, trois rangées de chaises, de fauteuils, de tabourets. Tous les sièges de la maison rassemblés.
Petit-Louis s'affairait à aligner quelques vases de plantes vertes. Lucie, habillée comme une ouvreuse, petite robe noire qui moulait ses seins, me reçut avec cérémonie. Ne répondit pas à mes sourires. Me conduisit vers le meilleur fauteuil, le visage fermé. Puis disparut, suivie de Petit-Louis. Je restai seul, au milieu des chaises vides, face aux éclats vacillants des bougies.
Les minutes passaient, et peu à peu un sentiment d'étrangeté m'envahit. On n'entendait pas un bruit dans la vaste demeure. Les lumières avaient été éteintes, seules les lueurs des lumignons faisaient bouger des ombres sur les parois. J'attendais. On entendait le coassement des grenouilles monter de la nuit, faiblement éclairée par la nouvelle lune. Un rossignol s'installa dans la glycine.
Que se passait-il ? Pourquoi me laisser seul dans cette pénombre ? J'étais de plus en plus intrigué. Mal à l'aise dans mon fauteuil.


Soudain, un projecteur dessina un cercle de lumière sur la scène. Lucie réapparut, un loup noir sur le visage et un papier à la main :
« Mesdames, Messieurs, vous êtes venus de loin pour assister à ce récital exceptionnel de Delphine et Clark Borgueil. De bien loin. Vous arrivez du passé. Vous avez quitté le royaume de l'oubli, les enfers d'Hadès, le paradis d'Allah, les anges des cieux... Vous n'êtes que des ombres, mais chacune occupe sa place numérotée. Delphine et Clark Borgueil ont dressé la liste de vos noms, chers amis et admirateurs disparus. Ce spectacle est donné en votre souvenir. Quand vous étiez vivants, vous les avez applaudis, encouragés, soutenus. Vous les avez acclamés les soirs de première, vous les avez aimés. Leur talent vous ont aidé à vivre. Vous avez ri et pleuré avec eux. Votre existence a souvent été embellie, le temps d'un film, d'une pièce, par leurs performances d'acteurs. Les hommes ont inventé le théâtre pour oublier leurs souffrances et se rapprocher des dieux. Ce soir, une fois encore, cette magie va réchauffer vos âmes flottantes. Parmi nous, un écrivain, qui n'est pas encore mort. Il rédige les
“ Mémoires ” de Delphine et Clark. Évitez de le frôler de trop près. »

Un écrivain qui n'est pas encore mort.... Cela jette un froid dans le dos, Monsieur le juge. Cette mascarade commençait à m'indisposer. Lucie avait à nouveau disparu, et je n'avais personne avec qui échanger une bonne plaisanterie. À moins de rigoler avec des fantômes... Je regardais les sièges vides. Qui les occupait réellement ? J'eus un instant la tentation de me lever et de fuir. C'est à cet instant que retentirent les trois coups, frappés par Petit-Louis avec le balai de la cuisine.
Deux silhouettes se dressèrent, à gauche et à droite de la scène. L'une était vêtue d'une robe blanche, ample, descendant jusqu'aux chevilles. C'était Delphine et ses cheveux blonds. L'autre était enveloppée d'une cape noire, coiffée d'un chapeau de berger. C'était Clark Borgueil.
Ils allèrent lentement l'un vers l'autre, se rejoignirent dans le rond de lumière, qui baissa d'intensité et devint bleutée. Puis se tournèrent vers le « public ». Quel choc !
J'avais devant moi, Monsieur le juge, une Delphine de vingt ans et un Clark de quarante. Je crus d'abord à la magie d'un maquillage, à une tromperie des éclairages. Mais non. Ils étaient là, à cinq mètres de moi, rajeunis par miracle. Tels qu'ils apparaissent sur leurs photos de l'époque, tels que les films nous les restituent.
Lourdement, Clark Borgueil mit un genou à terre, prit la main de Delphine, et commença à déclamer :

« Le temps s ' en va , le temps s ' en va ma dame ;
Las ! Le temps non , mais nous , nous en allons ,
Et tôt seront étendus sous la lame ;
Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle,
Pour c'aimez-moi cependant qu'êtes belle... »

Du Ronsard Monsieur le juge, du Ronsard. À cet instant, mon esprit s'est brouillé. J'étais mystifié par cet immense acteur, la réalité s'effaçait. Je ne voyais plus qu'un jeune amoureux brûlant de passion. Je ne voyais que sa fougue, son désir frémissant. Et j'entendais le rire cristallin de Delphine :

« .... Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m'aimez ; mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement... »

Marivaux, Monsieur le juge. Si, si, je vous assure. Mais durant cette tirade, j'avais enfin compris : Delphine et Clark portaient des masques. Qui reproduisaient de façon hallucinante leur visage d'il y a quelque cinquante ans. Le grain de la peau, sa coloration naturelle, la souplesse de la matière - du cuir ou un plastique très souple -, la précision du modelé, l'adaptation parfaite aux contours des yeux... L'artiste qui les avait confectionnés avait du génie. Les deux acteurs portaient également des perruques, sans doute pour faciliter les raccords. Le chapeau de Clark m'avait distrait sur ce point.

« Ah... Tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t'adore et je te respecte... J'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t'appartiennent... »

Excusez-moi, Monsieur le juge. J'adore les classiques. Pas vous ? Il faut dire que ce duo d'acteurs était sublime. Leur art intact, rien que pour moi. Car les chaises vides... J'oubliais tout. Le théâtre est fait pour tromper l'âme et le temps. Devant moi, Delphine, dans tout l'éclat de sa jeunesse, et Clark Borgueil dans la splendeur de sa maturité. Pardonnez-moi, laissez-moi vous citer encore ce texte d'Anouilh, que Delphine interpréta avec la vivacité d'une ingénue :

« On ne s'aime jamais comme dans les histoires, tout nus et pour toujours. S'aimer, c'est lutter constamment contre des forces cachées qui viennent de vous ou du monde. Contre d'autres hommes, contre d'autres femmes... »

J'avoue Monsieur le juge. À cet instant, je connus un tel bonheur que je bondis et applaudis frénétiquement la fin de la tirade. Simultanément, des milliers d'applaudissements éclatèrent et se mêlèrent aux miens. Des cris, des sifflements, des trépignements. Une foule en délire dans ce salon désert. De quoi devenir fou ! Heureusement, j'aperçus Lucie manœuvrer un enregistreur dans la pénombre...
Comment vivons-nous Monsieur le juge ? Dans la réalité, la fiction ? La frontière est fragile. Dans quelle portion du temps me trouvais-je alors ? Il faut faire un effort immense pour s'extirper de ces troublants voyages. Plus tard, j'appris que ces applaudissements avaient été effectivement enregistrés il y a un demi-siècle, au cours d'un gala des Borgueil. C'étaient donc bien les bravos des ombres invitées à mes côtés qui crépitaient. Des milliers de mains qui frappaient les unes contre les autres pour fabriquer cette puissante houle. Des milliers de mains dont beaucoup étaient mortes aujourd'hui. L'illusion avait été portée à son comble : Delphine et Clark rajeunis, un public ressuscité. Magiques tromperies. De celles qui laissent des traces dans nos certitudes.

Christian Vellas


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